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Alain Cones (2) "Triangle de pensées"

Reprenons l'analyse développée par Alain Cones dans l'article précédent , sous l'angle d'une question qui lui est posée par M P Schützenberger:

" Est-ce que la logique mathématiques apporte quoi que ce soit d'important à la conception qu'un non-mathématicien peut avoir de la réalité mathématique ? "

Les tentatives de réponses sont échelonnées tout au long du livre . Reprenons par exemple les commentaires (p 107) sur la position philosophique d'Einstein relative aux sciences :

" Il y a eu deux périodes dans la philosophie d'Einstein , l'une dans laquelle il affirmait que la relativité restreinte n'avait rien de révolutionnaire , qu'elle était fondée sur des faits expérimentaux , à partir desquels sa théorie s'est développée . Puis une deuxième période , celle de la relativité générale , et de son essai de grande unification , dans laquelle ,en effet , il soutenait que la nouveauté réside dans les mathématiques et les concepts nouveaux ."

Oui , lui répond Lichnérowicz , mais la révolution est d'abord d'ordre intellectuelle avant d'être expérimentale , et de citer Einstein :

"les modifications (et les jeux ) sur les axiomes sont les règles du jeu royal que le savant joue".

Cones lui réplique alors :

"On oublie de rappeler que pour le passage à la relativité générale , la clef venait d'un principe physique , le principe d'équivalence basé sur des observations expérimentales . Transformer de telles observations en un principe est , de mon point de vue , une étape primordiale dans la naissance de la théorie " .

 

Cette discussion paraît bien illustrer le va-et-vient permanent entre l'observation et la théorisation pour établir une règle dans le monde des sciences physiques ( ou de tout autre domaine ) : pour la théorisation , les formulations en termes mathématiques sont indispensables pour structurer la théorie ,

Mais la position d'Alain Cones est qu'une théorie sans bases d'observations est caduque , et que toute forme d'intuition est d'abord nourrie de données d'observations :

"Ce que la logique mathématique nous apporte , c'est avant tout une mise en évidence des limites de la méthode axiomatique formalisée , c'est à dire des déductions logiques à l'intérieur d'un système formel .... cette limitation est intrinsèque ....elle conduit à séparer ce qui est prouvable dans un système logico-déductif donné , d'avec ce qui est vrai " (mais qui ne sera peut-être jamais démontrable dans le cadre du système donné ) .

Rappelons la formulation que nous avions rapportée dans l'article précédent : la probabilité qu'une formule mathématique de longueur n soit démontrable dans le cadre d'un système logique est de l'ordre de 1/n , c'est à dire que plus une formule est longue , plus sa probabilité d'être démontrable tend vers zéro ... Le "démontrable" n'est qu'une partie infime du "vrai" , de la "réalité première"...et un système axiomatique donné ( dont parle Einstein dans "le jeu sur les axiomes" pour établir une théorie ) n'est qu'un outillage particulier , un "télescope" qui permet d'observer certains éléments de cette réalité première :

mais sans intuition , on aura du mal à orienter le "télescope" dans une direction donnée , au risque de balayer le champ d'étude en entassant des mesures auxquelles on ne sait donner aucun sens .

Multiplier les théories en ajoutant ou soustrayant tel ou tel axiome "ad hoc"peut apparaître à cet égard comme un jeu stérile .

 

La deuxième mise en garde contre un excès de "logicisme" est de prendre une théorie pour une réalité . Cet aspect a été abordé dans l'article précédent à propos de la modélisation de la réalité par une théorie, et des réticences de Quine à considérer cette modélisation de la réalité pour la réalité elle-même : plusieurs modèles , mêmes contradictoires entre eux , peuvent décrire et prédire ce qui se passe de façon à peu près comparable .

Une théorie , dit Alain Cones , n'est jamais le fin mot de l'histoire , et le modèle standard de la physique des particules n'a pas plus de prétention que d'autres en ce domaine .

Le deuxième aspect de la mise en garde adressée par Alain Cones porte essentiellement sur la simplification excessive apportée à certains modèles pour leur faire représenter la réalité :

Beaucoup de modèles se contentent par exemple d'aborder un sujet en le linéarisant et en prolongeant les tendances précédemment établies , de sorte que tant qu'on est dans une zone de contact approximatif , la tangente donne une bonne approximation de la courbe à considérer . Mais dès qu'on s'en éloigne un peu trop , la "boussole" devient une "girouette" et tourne dans tous les sens .....Les experts sont toujours très "experts" dans l'art de prolonger ces tendances , mais à partir d'un certain moment , il ne s'agit plus de prolonger des tendances mais d'essayer de prévoir ce qui va se passer dans uns situation nouvelle où des équilibres ont été profondément modifiés , avec des phénomènes qui ne sont plus susceptibles d'être linéaires ! On entre là dans un univers de phénomènes dont on sait qu'ils sont susceptibles d'être chaotiques , et où la prudence devient de règle !

Un troisième aspect de la mise en garde contre un excès de "logicisme" consiste à remarquer que ce n'est pas en multipliant les "jeux d'axiomes" plus ou moins "ad hoc" qu'on peut sortir d'un système de pensées qui a conduit aux paradigmes du moment .

Dans ce cadre conceptuel du moment , on peut certes apporter des améliorations au fonctionnement du système , mais on ne sortira pas du paradigme par des raisonnements profondément inféodés aux concepts du paradigme lui-même .

L'exemple du système de Ptolémée , qui a été la règle pendant plus d'un millénaire , montre bien qu'un système peut être très efficace dans la prédiction de la position des astres et des éclipses , et être constamment améliorable en restant dans le cadre du paradigme lui-même .Il suffit de rajouter un certains nombres de roues supplémentaires au système pour améliorer encore ses capacités de prédictions .

D'où la question de M P Schützenberger : "N'est-ce pas à l'épicycloïde que vous jouez (en ce moment ) ?" ( c'est à dire en rajoutant , non pas des roues au système de Ptolémée , mais des axiomes à toujours plus d'axiomes ? )

"Oui , c'est un peu pareil " répond Alain Cones (p 94) ; et il rajoute :

"Ceux qui faisaient de l'épicycloïde n'avaient rien d'autre à se mettre sous la dent que les cercles et les superpositions de mouvements circulaires . Le modèle mathématique d'un phénomène physique dépend beaucoup des outils dont on dispose . Il est clair que les concepts de la géométrie doivent progresser en conjonction avec les données expérimentales dont nous disposons (actuellement ) sur l'espace-temps ".

 

 

On le voit , en définitive , la position d'Alain Cones n'est pas de faire des Mathématiques un " jeu de recettes" , mais un "jeu d'intuition" basé sur toujours plus d'observations expérimentales : seules ces observations expérimentales peuvent aider à forger l'intuition et à choisir adroitement la voie à suivre .

Ensuite , il faudra encore beaucoup de travail pour en arriver peut-être à modeler les nouveaux outils dont on aura besoin pour progresser dans notre compréhension des phénomènes et de l'espace en particulier .

 

 

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