Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

D'Alain Connes à JM Levy-Leblond

 

La comparaison des ouvrages d'Alain Connes ( "Triangle de pensées") et de JM Lévy-Leblond ("Aux contraires") amène à effectuer certains rapprochements sur leurs conceptions de la philosophie des sciences .

Rappelons d'abord ce qui a déjà été dit dans les deux articles précédents sur ce site à propos d'Alain Connes : il considère que le mathématicien travaille à partir d'un faisceau d'axiomes , d'hypothèses que lui inspire son expérience , et qu'à partir de là , il élabore des raisonnements qui lui permettent d'établir un certains nombres de propriétés relatives au domaine étudié ( sur la géométrie , ou sur les nombres entiers , ou sur tout autre domaine ..) . Il compare ce faisceau d'axiomes à un télescope que son raisonnement oriente dans certaines directions , et qui lui permet de découvrir certaines propriétés du champ d'observation : ainsi , suivant la puissance du "télescope" et l'habileté de l'observateur , la réalité première du champ d'observation ( qu'il appelle réalité "archaïque") est progressivement dévoilée . Mais il note que cette méthode ne fait apparaître qu'une toute petite partie des propriétés de cette réalité première , conformément au théorème de Gödell .

JM Levy-Leblond est physicien , et n'a donc pas le même rapport avec la "réalité première" : pour lui , la réalité première est le monde physique observable ( étymologiquement , phusis = nature ) , et sa problématique est de savoir si les propriétés qu'il aperçoit à partir de son "télescope" sont des propriétés intrinsèques du monde naturel , ou si ce sont des réalités "relatives" , c'est à dire relatives aux modes de perceptions plus ou moins déformantes que nous avons de cette réalité .

Par exemple , si nous observons un avion qui vole dans le ciel , nous allons localiser le bruit de l'avion à l'endroit où nous voyons l'avion : c'est une réalité "relative" , car si l'avion est à 7200 m d'altitude , le son a mis 6 secondes pour nous parvenir , et si l'avion vole a 720 km/h , il a avancé pendant ces 6 secondes de 1200m : de sorte que quand nous localisons le bruit , l'avion est en fait 1200 m plus loin qu'au moment où le bruit a été produit , et que nous localisons à tort l'origine du bruit à l'endroit où nous voyons l'avion .

De même , si vous observez ce qui se passe sous la surface d'une eau en restant au-dessus de l'eau , ce que vous verrez dans l'eau sera une réalité "relative" , et non une réalité intrinsèque , car les rayons lumineux qui vous permettent de voir ce qui se passe sous l'eau s'infléchissent à la surface du liquide , et vous renvoient une information déformée : les lois que vous pourrez établir seront des lois exactes pour un observateur au-dessus de l'eau , mais ne seront pas des lois "absolues" , à cause des déformations provoquées au passage de la surface de l'eau , par réfraction  .

Chaque auteur ayant son vocabulaire propre , JM Levy-Leblond appelle ces déformations inhérentes aux modes d'observation adoptés des erreurs de "parallaxes" . Citons -le :

" Ce point de vue ,...,permet de mieux comprendre la plupart des prétendus paradoxes de la théorie einsténienne , comme la soi-disant contraction des longueurs et la dilatation des temps chères à la plupart des exposés de vulgarisation ..... la vraie durée d'un phénomène (est) le temps que demande ce phénomène dans son propre référentiel , autrement dit la durée que mesure une horloge liée au système physique en question . C'est ce qu'on appelle le "temps propre" d'un phénomène ."

" Les durées impropres ( celles obtenues de l'extérieur du référentiel lié au phénomène) sont toujours différentes de la durée propre : d'où la douteuse terminologie de "dilatation des temps" " ( pages 135-138 ) .

Il en va de même pour tout ce qu'on peut mesurer : il y a ainsi un temps propre , une longueur propre associés à un phénomène , on ne peut les évaluer qu' en étant "in situ" : si vous observez un avion dans le ciel , ou un poisson dans l'eau , si vous n'observez pas le poisson en étant aussi dans l'eau , ou l'avion en vous déplaçant aussi avec l'avion , vos mesures seront entachées d'erreurs de parallaxe et vous n'obtiendrez que des vérités exactes pour vous , mais relatives en tout état de cause .

Prenons un troisième exemple , repris aussi bien par JM Levy-Leblond que par Alain Connes :

Lorsqu'un rayon cosmique heurte la haute atmosphère à 20 km du sol , il y a une cascade de réactions avec en particulier la production de "muons". Or ces particules sont très instables et ont une durée de vie estimée depuis le sol de l'ordre d'une à deux micro -seconde ( un à deux millionièmes de seconde ) : cela ne devrait leur permettre de parcourir que 500m environ ( dans l'hypothèse la plus favorable où ces particules vont à la vitesse de la lumière ) . Cependant , de nombreux muons atteignent le sol et franchissent donc une distance d'une vingtaine de km , soit beaucoup plus que les 500 m envisagés Où est l'erreur ? Elle est dans la confusion de la durée de vie du muon mesurée "depuis le sol" avec la véritable durée de vie du muon , sa durée de vie "propre" ( qui elle est donnée par la formule de Relativité en multipliant la durée de vie observée, par un facteur lié à la vitesse du muon et qui donne environ 40 fois plus ) : le muon peut donc parcourir avec sa durée de vie propre 500 m x 40 , soit les 20 km nécessaires pour arriver au sol .

( cf Alain Connes p 193 et JM Levy-Leblond p 135-136 ) .

Il est donc impératif de tenir compte des "erreurs de parallaxe" et de ne pas confondre les valeurs "propres" associées à un phénomène , avec les valeurs "relatives" obtenues en étant dans un référentiel extérieur au phénomène ( depuis le sol ) .

 

Ce qui relie ces deux auteurs aussi bien sur cet exemple que sur leur philosophie générale , est leur volonté de se dégager des recettes toutes faites , des jugements préimprimés , des simplifications qui aboutissent à des simplismes , des clichés , et de restituer les phénomènes dans toutes leurs dimensions : le temps , les longueurs ne se "contractent" pas , ni ne se "dilatent" en fonction de la vitesse de translation d'un objet , ses mesures propres sont toujours les mêmes ;  ce sont les mesures faites "de loin" sur cet objet qui peuvent varier en fonction des erreurs de "parallaxe" qui interviennent suite aux déformations dans la transmission des mesures ( JM Levy-Leblond ) : il n'y a pas de "magie" et le temps , les longueurs d'un objet , ne sont pas en "accordéon" , susceptibles de varier quand l' objet se déplace à vitesse uniforme .

Alain Connes adopte la même attitude prudente à l'égard de l'emploi de recettes toutes faites :

" Ce que la logique nous apporte , c'est avant tout une mise en évidence des limites de la méthode axiomatique formalisée , c'est à dire des déductions logiques à l'intérieur d'un système formel . ... cette limitation intrinsèque conduit à séparer ce qui est prouvable dans un système logico-déductif donné , d'avec ce qui est vrai ... et que j'appellerai "la réalité mathématique archaïque" ( ie la réalité première).... Le système formel que l'on utilise n'épuisera jamais la réalité mathématique archaïque ...il est illusoire de croire que l'on peut reconstruire cette réalité mathématique archaïque à partir d'un système déductif .... Ce que j'ai appris de la logique , c'est cette dissociation entre vérité et prouvabilité " ( pages 14-16 ) ...    , comme  "on est habitué à distinguer dans la réalité familière , ..et à ne pas confondre ce qui est prouvable au tribunal avec ce qui est vrai " ( p 39) .

Bien plus :

" Selon le système axiomatique qui nous permet de percevoir la réalité archaïque ( en employant par exemple l'axiome du choix , ou non ) le perception de cette réalité va changer ..... Mais ce n'est pas contradictoire ....La réalité archaïque n'est pas affectée , elle demeure immuable , identique à elle-même " (page 34 ) ......

Ce qui conduit à constater que suivant le système axiomatique considéré ( employant ou non l'axiome du choix dans les domaines non dénombrables , par exemple ) , on aboutit aussi à des distorsions dans la réalité perçue , comme les parallaxes décrites par LM Levy-Leblond dans la réalité physique .

 

On voit finalement entre ces deux chercheurs se dégager une attitude convergente :

Les sciences ne sont pas à pratiquer pour appliquer des recettes immuables et des dogmes imperturbables ! Les réalités perçues sont interprétables comme des vérités relatives , distinctes des réalités premières , et il ne s'agit en aucun cas de vérités "révélées" ( on voit d'ailleurs dans les domaines des "vérités révélées" combien les "systèmes philosophiques" peuvent être contradictoires entre eux ) .

Il s'agit de pratiquer les sciences avec rigueur certes , mais aussi et surtout avec curiosité et ouverture d'esprit , en évitant de s'enfermer dans des à-priori pas toujours testables et souvent contestables , voire détestables ( que l'étymologie est bizarre !) .  phirey@free.fr

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :