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Continu ou discontinu ? René Thom et la théorie des catastrophes

René Thom fut médaille Fields en 1958 ( après la médaille Fields de Laurent Schwartz en 1950 et celle de Jean Pierre Serres en 1954 ) . Il a développé sa recherche sur des situations de rupture de continuité , provenant de toutes sortes de phénomènes , dans les années 60 et en publia les résultats au début des années 70 .

Les résultats en sont connus sous le nom de "Théorie des catastrophes" , le mot "catastrophe"

étant entendu comme la manifestation d'une rupture de continuité dans l'observation d'un phénomène , quel qu'il soit.

Comme la théorie peut être abordée de plusieurs point de vue , nous prendrons celle qu'il a lui-même adoptée dans les années 90 . Citons-le :

"Lorsqu'un espace est soumis à une contrainte , c'est-à-dire lorsqu'on le projette sur quelque chose de plus petit que sa propre dimension , il accepte la contrainte , sauf en un certain nombre de points où il concentre , si l'on peut dire , toute son individualité première . Et c'est dans la présence de ces singularités que se fait toute la résistance " ("Prédire n'est pas expliquer" p 23)

"Pour moi , n'importe quelle discontinuité dans les phénomènes est une catastrophe" (p 28)

"Précisément ,l'essence de la théorie des catastrophes est de ramener des discontinuités apparentes à la manifestation d'une évolution lente sous-jacente . Le problème est alors de déterminer cette évolution lente qui , elle , exige en général l'introduction de nouvelles dimensions ,de nouveaux paramètres " ( p 62 )

Voilà assez succinctement posé le problème , dont nous donnons un exemple , déjà repris dans l'article no 2 sur "Eloge des mathématiques" ( A.Badiou) :

Vous prenez un fil , un câble , un cordon ..... que vous éclairez ( d'un peu loin ) par une lampe . En vous y prenant bien , vous verrez que l'ombre projetée sur le plan de votre bureau peut présenter à un endroit un aspect pointu ( un pic ) , alors que le fil dans l'espace est parfaitement arrondi .Ceci est bien une "catastrophe" , la projection de l'ombre sur le plan du bureau a réalisé une rupture dans l'allure , la représentation du fil : la régularité du fil a été rompue par la projection . En réintroduisant la troisième dimension de l'espace que vous n'avez pas dans le plan , le phénomène retrouve sa continuité .

Deuxième exemple : vous faites une compression "à la César" d'une voiture ou de tout autre objet : l'écrasement de l'objet sur un plan provoque des plis , des cassures , des chevauchements qui n'étaient pas au départ : la projection a provoqué une "rupture" (!) dans l'allure de l'objet .

Prenons un autre exemple : vous parlez et retranscrivez ce que vous dites sur une feuille : le dernier mot de la fin d'une ligne est brusquement séparé du mot suivant par le retour à la ligne , alors qu'en parlant les deux mots se suivaient bien : en projetant vos propos sur le plan de la feuille , vous avez provoqué une nouvelle "catastrophe" , qui se résorbe lorsque vous revenez à la dimension de vos propos dans l'espace .

Dernier exemple : le temps "terrien" connaît une brusque rupture quelque part au milieu du Pacifique sur un méridien qui va du pôle nord au pôle sud . En franchissant la ligne du méridien approprié , vous vous retrouvez soudain avec un jour de plus , ou de moins ( suivant le sens du franchissement ) : il y a une brutale rupture de continuité du temps "terrien" , alors que quelqu'un qui vivrait dans l'espace sans liaison avec la Terre aurait un temps continu ; c'est la projection du temps en l'astreignant à la surface de la Terre qui provoque cette discontinuité ( Voir "Le tour du monde en 80 jours" et Philéas Fogg ! ) .

 

Le propos de René Thom dans sa théorie des catastrophes a été d'établir une "typologie" des catastrophes qui peuvent se produire dans toutes sortes de domaines ( toutes les fois qu'il y a une "rupture" , une discontinuité , dans la représentation d'un phénomène ) . Ce faisant , comme il le dit lui-même , en ramenant ces discontinuités à la manifestatin d'une évolution sous-jacente dans un espace de plus vaste dimension .

Passons sur les difficultés de l'entreprise ......., et arrivons aux résultats .

La classification de Thom fait apparaître 7 catastrophes élémentaires , dont on n' examinera ici que les deux plus habituelles :

La plus simple est le pli . Etendons un tapis de longueur "infinie"sur le sol puis regardons la situation suivant le plan du sol : on voit un seul trait , qui correspond à la largeur du tapis .Il y a là une discontinuité de représentation , le tapis vu du ras du sol est réduit à un segment de droite ( sa largeur ) : c'est ce qui est appelé un "pli" ; faites onduler le tapis sur le sol : toujours vu du ras du sol , le tapis est vu comme une bande comprise entre le pli le plus haut et le sol ; admettant qu'on puisse voir par transparence ce qui se passe dans le tapis , on verra n lignes horizontales correspondant aux n plis réalisés : il y a là l'illustration de n "catastrophes" élémentaires , correspondant aux n plis effectués .

Ainsi , un segment de droite , ou n segments de droites , sont des catastrophes élémentaires , qu'on peut "régulariser" par un processus continu en imaginant par exemple le processus du tapis .

Deuxième exemple : faites défiler sur un enregistreur la succession de n jours et de n nuits :trait blanc pour le jour , noir pour la nuit . On voit alors n traits noirs , n traits blancs qui se succèdent , soient 2n catastrophes élémentaires dites "plis" ; s'imaginer "régulariser" la situation par le processus du "tapis" est là assez artificiel : ici , les processus continus qui "régularisent" la situation dans l'espace sont "un peu" plus compliqués ; c'est la rotation de la terre sur elle-même , éclairée par le soleil .

Dernier exemple : vous marchez sur du sable : la trace de vos pas est un processus discontinu , du même type que les 2 précédents , alors que le "phénomène" qui les produit ( le marcheur) fonctionne de façon continue , mais est totalement différent des 2 précédents ( rotation de la terre ou tapis) .

Sur ces 3 exemples , on voit la limitation de la théorie : il ne s'agit pas d'expliquer le processus qui "régularise" la discontinuité apparente (il peut y en avoir autant qu'on veut : le "tapis" , la "rotation de la terre" , un marcheur , etc ...) , mais uniquement de décrire le type de discontinuité qu'on peut obtenir , soit ici un "pli",ou un succession de "plis"

 

Le deuxième exemple est la "fronce" . Froncez un rideau à l'horizontal , puis en maintenant la partie supérieure "froncée" à l'horizontale , faites pendre le rideau : le passage d'une direction à l'autre fait apparaître une rupture dans la situation initiale du rideau , cette rupture est appelée "fronce" et à l'allure d'un ou de plusieurs V , plus ou moins évasés suivant le degré de rigidité du "rideau" .

Ici , la discontinuité qui apparaît n'est plus une "fausse" discontinuité liée au processus de représentation utilisé , c'est une vraie discontinuité . On peut toujours la "régulariser" par un processus continu en refaisant les transformations inverses des transformations réalisés sur le rideau .Mais l'objet de la théorie des catastrophes n'est pas de décrire ou d'expliquer le processus de "régularisation" qui permet de remonter du discontinu au continu ; son objet est seulement de décrire le type de discontinuité qu'on peut obtenir : ici un (ou plusieurs) V aigu avec des bords plus ou moins évasés .

L'exemple du fil dont l'ombre se projette sur un plan en faisant apparaître un pic est un deuxième exemple (déjà évoqué ci-dessus ) , qui correspond alors à une "fronce" ( encore appelé point de rebroussement ) : là , c'est simplement une discontinuité de représentation , lorsqu'on a projeté l'image du fil ( arrondi dans l'espace ) sur un plan , où la représentation "rebrousse " son chemin. .

Troisième exemple de la vie "courante" (à vélo ...) : observons la position d'un pied ( ou d'un point) sur le pédalier lorsque le vélo avance ; il y a alors une succession d'arches reliées entre elles par les placements du pied en positions basses , où les arches "rebroussent" chemin ; ce rebroussement se fait exactement suivant un V dont la pointe "pique" verticalement ( facile à vérifier avec un vélo... en poussant le vélo à la main de préférence .....plutôt qu'en roulant sur une route en regardant son pied ..)

Là , la discontinuité , bien réelle , est elle aussi provoqué par un processus continu ( la personne sur le vélo , qui pédale ; on peut à nouveau "régulariser" la discontinuité par un processus continu dans l'espace ).

 

 

Finalement , Thom a décrit les 7 "catastrophes" qui peuvent se produire , en faisant apparaître les discontinuités correspondantes comme régularisables par des processus qui sont continus , mais dans des espaces plus vastes (de dimension 2 , 3 , ou 4) : ces discontinuités sont les "traces" de ces processus continus , quand ils sont projetés sur les espaces plus restreints .

Une seule restriction imposée par la théorie pour être applicable : les phénomènes qui produisent les traces discontinues doivent suivre une loi de potentiel , comme pratiquement tous les mouvements observables ( les vents vont d'un potentiel "haute pression" vers un potentiel "basse pression" , votre frigo , votre voiture , fonctionnent entre 2 sources de chaleurs , un objet chute d'un potentiel "haut" vers un potentiel "bas" , etc ...) .

Autre restriction imposée : la théorie n'explique pas comment ces traces se produisent et quels sont les phénomènes qui sont derrière ces traces : les mêmes traces peuvent provenir d'un grand nombre de phénomènes différents , comme nous l'avons vu pour des successions de pas , ou de traits "blancs" et "noirs" .

 

Tout ceci nous amène aussi à une observation déjà notée dans l'article d'Alain Badiou : il y a le niveau de connaissances de ce que la raison peut établir (Niveau 2 de Spinoza ) , puis un niveau 3 où des phénomènes échappent à nos représentations et font appel à un contact plus global , plus "intime" avec le "réel" : quand un phénomène donne une observation "discontinue" , le phénomène lui-même est-il discontinu ?  Dans de nombreux cas il ne l'est pas , nous dit René Thom .Mais on doit d'abord passer par le stade de la raison pour avancer vers un niveau de connaissances plus général...........

 

 

 

 

 

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