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Des vérités et des contradictions : De Protagoras , Héraclite et Lao Tseu à Montaigne et Wittgenstein

Cette opposition entre vérité et contradiction  est très ancienne ; on peut rappeler les termes
d'Héraclite : " Panta rhei " ( tout coule , c'est à dire tout change , tout évolue , et la conséquence : rien n'est stable , il n'y a pas pour l'homme de vérité absolue) , ou encore :  "on ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve" ( on ne voit jamais deux fois une chose de la même manière ) , ou celle de Protagoras :
" l'homme est la mesure de toutes choses " ( c'est à dire qu'en toutes choses , il n'y a que des points de vue humains , qui en mesurent les effets à leur aune , un peu à la manière de dire : " vos jugements vous jugent " ) .
De la sorte , tout étant instable , inconstant , contradictoire , il n'y a pas de vérité en soi , pas de vérité intrinsèque , absolue , il n'y a que des "vérités relatives".

Cet manière d'entrevoir une certaine forme de logique se retrouve dans le raisonnement mathématique , qui dit qu'à partir de deux points de départ , deux axiomes contradictoires , on peut démontrer que n'importe quoi est vrai ou faux : si 0 = 1 , alors 0 = 1+0 = 1+1 = 2 , puis 0 = 3 = 4 =......=6350 = le diamètre de la terre , donc le diamètre de la terre est nul , la terre n'existe pas , etc ..etc ..
Cependant  ce mode de raisonnement , s'il est vrai dans le domaine mathématique  limité au principe du tiers exclu ( qui dit qu'entre une appréciation vraie ou fausse , il n'y a pas d'intermédiaire , il n'y a pas de demi-vérité ,  deux droites sont parallèles ou ne le sont pas ) , il devient assez aléatoire dans le domaine philosophique où se placent ces deux penseurs : si tout est relatif , leurs appréciations mêmes sont relatives , c'est déjà  le paradoxe du crétois ( qui dit que tous les crétois sont des menteurs -- donc en particulier lui-même ) : s'il n'y a pas de vérité stable , si tout est inconstant , leur propos mêmes sont instables , inconstants , sujets à caution .
Toutefois , notons qu' Héraclite semble dépasser cette contradiction , lorsqu'il affirme que
" le chemin du haut et le chemin du bas mènent au même endroit " : il y a donc un endroit où les chemins convergent , et si tout est relatif dans les chemins et les fleuves intermédiaires , il y a finalement convergence dans une étape ultérieure .
Cette conception même nous est assez  familière depuis plus d'un siècle : Dans le domaine quantique des particules élémentaires, nous savons que si tout bouge , si tout est inconstant , il y a finalement un équilibre et des formes de convergence qui apparaissent au niveau  où nous vivons : à ce niveau il y a des éléments chimiques stables , des tables et des chaises , les voitures roulent , et tout ce que nous pouvons observer dans la vie pratique a une certaine réalité concrète ; on dit qu'il y  a  "décohérence"  pour  signifier  que  l'instabilité au niveau quantique cède la place à une certaine stabilité au niveau où nous vivons , avec des formes de convergence qui assurent ce minimum de stabilité .
De même , dans les domaines biologiques , sociétales , politiques , etc .. nous observons qu'entre des forces contradictoires se manifestent des équilibres et des convergences qui dessinent certaines vérités :
entre des herbivores et leurs prédateurs , il y a des équilibres qui apparaissent , entre des plantes colonisant un biotope et tendant à s'exclure les unes des autres il y a un état d'équilibre "climax" qui s'instaure ( par exemple en France  dans trois quarts du territoire  ,  c'est une forêt de chênes qui doit finir par s'installer  avec un cortège de végétaux spécifiques , sur un sol qui est un "sol brun "-- si on laisse à la biocénose le temps d'évoluer jusqu'à son stade d'équilibre) .  
Entre pour ou contre le Brexit , la mondialisation , les conservateurs et les adeptes de changement , etc..etc.. , il y a des équilibres et des formes de convergences qui se mettent en place :
" la guerre , le conflit est le père de toute chose " dit encore Héraclite : ce sont les oppositions qui sont sources des "compromis" , des accords et des équilibres qui se  mettent en place .  
 
Cette notion "d'affrontement" de contraires qui crée le mouvement nécessaire à la vie , est aussi une notion  scientifique familière :
la thermodynamique par exemple l'illustre en affirmant par son second principe( principe de Carnot ) que tout moteur ne peut fonctionner qu'entre deux sources de chaleur (il doit y avoir une différence de potentiel thermique si l'on veut que le moteur fonctionne ) ; de même , pour qu'il y ait un courant électrique , il doit y avoir entre les bornes du circuit une différence de potentiel( c'est habituellement du 220 volts ) ;
pour qu'il y ait un courant d'air , il doit y avoir une différence de pression atmosphérique ; vous chutez dans un escalier parce que vous êtes dans un champ de gravité qui engendre une différence de potentiel gravitationnel , etc...etc...  : tout mouvement est engendré par  un  "conflit"  entre  deux  potentiels différents , toute vie ne peut être qu'engendrée par un mouvement ,  toute vie ne peut naître que d'un "conflit" , d'une contradiction  ( mais tout conflit n'est pas nécessairement source de vie ! ..) : et la vie , les vérités ,les mouvement observés sont le résultat de l'équilibre qui   s'obtient entre les forces , les potentiels contraires , les contradictions qui se manifestent .

Notons que ces concepts de contradictions qui engendrent du mouvement et de la vie sont également soutenues par Lao Tseu pour lequel les contraires sont plus des complémentarités que des antagonismes :
les vérités observables sont le résultat d'équilibre entre ces contraires , mais comme on peut penser qu'Héraclite va plus loin dans la formulation que Protagoras (qui se cantonne dans une position agnostique) , on peut également estimer que Lao Tseu dépasse les interprétations d'Héraclite ( souvent très brutales ) en attirant l'attention sur le fait que des affirmations trop catégoriques sont souvent sources de conflits et que tous les conflits ne sont pas nécessairement sources "d'équilibres" :  attention , dit-il ,
" Savoir , c'est ne pas savoir , voilà l'excellence ; ne pas savoir , c'est savoir , voilà l'erreur "
Le véritable savoir , ce n'est pas uniquement d'observer les règles d'équilibre qui interviennent entre des principes contraires , on aboutit souvent de la sorte à des dogmatismes qui gèlent et figent la pensée .
Le "savoir" , c'est de porter en soi ces contraires et les interrogations qui en découlent , le plus
longtemps possible . Le véritable savoir est fait d'observations et d'interrogations , c'est  une attitude d'esprit , un cheminement , un apprentissage à marcher dans des directions qui n'ont pas de fins .
On pourrait conclure par ces propos de Jean Rostand :
"Peu de gens sont dignes de ne croire à rien "
ou cette interrogation de Montaigne " Que sais-je ? " , qui rejoint bien celles de Lao Tseu ,
ou encore la prudence de N. Bohr :
" Le contraire d'une vérité profonde est une autre vérité profonde "
ou finalement celle de Wittgenstein :
" mes propositions sont clarificatrices , en ce sens que celui qui les comprend les reconnaît à la fin pour des non-sens . Si passant par elles , au-delà d'elles , il est monté pour en sortir ,  ...alors il voit le monde de manière plus juste "

                                                                                      phirey@free.fr

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