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Ne pas "ratiomorphiser" le monde

Ce terme  "ratiomorphiser" fait écho au concept "d'anthropomorphisation",
pour décrire une habitude , un "archétype" voisin , celui de réduire
les interprétations du monde aux grilles d'analyse de sa propre discipline,
de sa propre chapelle .
Cette "manie" , voire "marotte" , est bien du ressort de ce que Jung
a pu appeler "archétype" , tant elle foisonne dans n'importe  quel
discours :
naturellement "traduire" un système de pensée dans un autre système de
pensées est nécessaire , et cette "traduction" ne rentre pas dans le cadre
de cette "ratiomorphisation" ; mais au-delà de cet impératif qui recommande
de traduire pour pouvoir approcher  la signification du propos de son
interlocuteur , il y a aussi la volonté claire ou inconsciente de déborder
de ce cadre pour "enfermer" le propos de l'interlocuteur dans ce qui est
compatible avec ses propres dogmes , d'assigner le propos entendu à une
"sous-rubrique" de ses propres théories , naturellement beaucoup plus
"amples" et proches de la "Vérité" .
Citons Montaigne :
III , 13 , 312 "Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à
interpréter les choses et plus de livres sur les livres que sur tout autre
sujet : nous ne faisons que nous entregloser" .
II , 12 , 215  "J'appelle raison cette apparence du discours que chacun forge
en soi ; cette raison , de la condition de laquelle il peut y en avoir cent
contraires autour du même sujet , c'est un instrument de plomb et de cire ,
allongeable ployable et accomodable à tout biais et à toute mesure" .

 

Cet "art" de projeter ses propres concepts comme un filet dans la mer
pour ramener les concepts d'autrui comme des sous-produits de sa technique
d'analyse et d'investigation , est si général qu'il réduit la plupart du
temps une discussion à des tentatives d'enfermement des uns dans les autres
et "réciproquement" : rhétorique souvent creuse des "marottes" d'une
époque à codifier des dogmes d'autant plus rigides que très souvent
parfaitement arbitraires .
L'objectif premier étant de "marquer son territoire" par ces dogmes , de
sorte de faciliter une conquête de pouvoir au nom de ces "saints principes"
par le groupe qui en est dépositaire .
Il en est ainsi des "discussions obligatoires" auxquelles "on ne saurait
échapper" , du "sexe des anges" ou autres rubriques tout aussi fondamentales
que la controverse de Valladolid pour savoir si les indiens avaient une âme
(de façon dans le cas contraire à pouvoir les "sous-mettre" ou les
"sous-maîtres" d'autant plus aisément , s'il avait du arriver de façon 

"malencontreuse" qu'ils  n' eussent pas d'âme ...) .

 

Cette procédure d'impérialisme "culturel" et de marquage de territoire est
bien un archétype du comportement social , qui fait sourire quand il
s'applique à d'autres époques , et dont le sourire s'oublie vertueusement
quand il s'applique à notre temps présent .

 

D'ailleurs dans notre temps présent , ce phénomène devient si perceptible
qu'il aboutit en France en particulier à une crise de confiance généralisée
et à des phases de conflits chroniques entre les "zélites" et le "peuple",
et qu'il obscurcit complètement l'objet de la discussion ; sans oublier les
maladresses éventuelles des "zélites" récitant leurs propos technocratiques
à travers les prismes de leurs "apprentis-sages" ...
Ou encore la volontaire "complexification" d'un système de propositions
initialement simple pour mieux faire comprendre au "peuple" qu'il n'y
comprend rien ...
Mais par rapport à l'époque de Montaigne , cette crise de confiance
contemporaine entre deux phalanges données apparaît  bien modeste en
comparaison de  ces guerres de "religions" qui ont ensanglanté l'Europe
pendant près de cinquante ans ...    

 

Le remède proposé par Montaigne à ce genre de situation est d'arrêter de
"ratiomorphiser" le monde (si tant est que cette ratiomorphisation ne soit
pas le voile pudique jeté sur une bataille de pouvoir , auquel cas le remède
ne serait qu'un emplâtre sur une jambe de bois) .
Car il faut aussi réaliser que lorsqu'une société est à ce point lancée
dans un vertige de phraséologies "verbologiques" ou son contraire , la
roche tarpéienne n'est jamais très éloignée du Capitole , comme diraient
les romains ...
Et le retour dans l'argumentation politicienne de cette verbologie des

sophistes grecs n'a pas toujours auguré de lendemains ensoleillés ...:

à preuve la situation même des inventeurs de cette sophistique , qui ont

précipité Athènes en une trentaine d'années de la grandeur de la période

de Périclès àla ruine dans les années- 400 avant notre ère ...


Arrêter le vertige des guerres de pouvoir qui finissent par faire régner
le vainqueur sur des ruines , et arrêter cette propension à ramener les
arguments de l'interlocuteur à des sous-produits de ses propres et si
"merveilleux" raisonnements , voilà finalement ce que n'a cessé de proposer
Montaigne pour revitaliser une vie sociale en déperdition .

 

Mais par delà ces péripéties , il y a une nécessité d'arrêter de
"ratiomorphiser" le monde : peut être tout simplement que le monde , comme
il n'est pas réductible à des tentatives d'anthropomorphisation , n'est pas
aussi réductible aux pensées "géniales" de quelques Pic de la Mirandole
des années 2020 , qui récitent leurs catéchismes comme tant d'autres avant
eux .

 

S'empreindre de simplicité ,"Que sais-je" dirait Montaigne , refuser  d'ériger
ses pensées en un "système" prétendument philosophique , et assurément
dogmatique , comme Socrate ou Lao Tseu bien avant s'en sont écartés :
"Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honnête amusement"
(Montaigne , Les Essais , II , 10 , 36)
"Je dis librement mon avis de toutes choses .....Ce que j'en opine , c'est
aussi pour déclarer la mesure de ma vue , non la mesure des choses "
(II , 10 , 37)
"Les livres m'ont servi non tant d'instruction que d'exercitation"
(III , 12 ,280) .
"L'écrivaillerie semble être quelque symptôme d'un siècle débordé : quand
écrivimes-nous tant que depuis que nous sommes en trouble ? Quand les

romains tant , que lors de leur ruine ?" (III , 9 , 179) ( et les athéniens ..!)
Et comme il faut souvent en revenir aux sciences pour démythifier les
pseudos raisonnements :
"Dans une système contradictoire , on peut démontrer tout ce que l'on veut"
dit un énoncé de logique élémentaire ...
"Dans un système suffisamment cohérent , il y a des propositions
indémontrables" (théorème de Gödel) ...
"Dans un systéme chaotique , une moindre poussière peut faire dérailler un
train" ....
Aussi , qu'il y -t-il de mieux à faire ,aux yeux de nos sophistes contemporains
que de rendre un système de plus en plus complexe pour cacher ses aspects
contradictoires , dans un double but  : démontrer n'importe quoi , et faire
comprendre au "peuple" qu'il n'y comprend rien ?


C'est un peu court , jeunes hommes , dirait Cyrano ...et les écoles de la
parlerie ne servent qu'à s'entregloser , comme dirait Montaigne .
En bref , enfermer les discours sur le monde dans des systèmes et des dogmes
qui n'ont souvent de "rationnel" que le nom et d'arbitraire que la plus
grande partie , est d'une méthode manoeuvrière sur la forme , et sur le fond
un pari pour le moins osé : le monde serait-il réductible à nos assertions
du moment ?
La modestie est un "paramètre" nécessaire pour activer la confiance ...

 

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