Une des grandes conceptions novatrices de Bergson , et
non une remise au goût du jour de notions déjà bien connues comme
Sartre a pu le faire à propos de l'existentialisme de Martin Heidegger,
est cette conception d'un vice de jugement qu'une époque commet en
projetant sur les époques antérieures les fantaisies du moment , et qu'il
a appelé "mouvement rétrograde du vrai" .
Citons ce dernier :
"par le seul fait de s'accomplir , la réalité projette derrière elle son
ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît aussi avoir
prééxisté , sous forme de possible , à sa propre réalisation .
De là une erreur qui vicie notre conception du passé "
(Bergson , la pensée et le mouvement , p 57 )
Il précise encore :
"Notre appréciation est toute entière imprégnée de la croyance à la
valeur rétrospective du jugement vrai , à un mouvement rétrograde
qu'exécuterait automatiquement dans le temps la vérité une fois
posée ".
Bergson critique ainsi une erreur de projection , de cette habitude de
projection dont il est très difficile de se débarrasser , qui fait que nous
"anthropomorphisons"volontiers toute analyse d'une situation en
prenant "l'homme d'aujourd'hui" pour centre de l'univers : erreur de
perspective ...( cf article du 3 janvier 2020 /Héraclite et Lao Tseu :
cesser d'anthropomorphiser les cieux ) .
L'image utilisée par Bergson est très claire :
nous "réarrangeons" le passé suivant nos conceptions et nos modes du
moment , nous construisons de grands romans dont il ne reste souvent
plus rien quelques années après , nous promulguons des décrets sur le
passé qui ne sont souvent que des "jugements-gadgetisés" et se
rapportent fréquemment à ces propos de Sainte-Beuve :
"En général , nos jugements nos jugements nous jugent nous-mêmes
bien plus qu'ils ne jugent les choses"
.
Michel Serre a repris cette notion de mouvement rétrograde du vrai
et l'a illustrée à son tour par une image : celle d'un marcheur sur un
sentier de montagne , qui se retourne à chaque virage , et qui voit
à chaque virage une perspective différente sur le panorama en
dessous de lui . Ainsi , selon notre point de vue , nous voyons un
"passé-panorama" différent et toujours relatif au moment où nous
sommes (Michel Serres , Eclaircissements)
Cette erreur de projection "d'une ombre sur le passé" , ombre qui
n'existe que dans notre esprit , d'anthropomorphiser ce passé en le
soumettant à nos sensations du moment , est assez fréquente
(quand elle n'est pas volontaire) .
Voici un premier exemple de joyeuses projections dans le passé de
nos "grandeurs contemporaines" :
"La colonisation est un crime contre l'humanité" ... dixit un éminent
représentant de nos "zélites" du moment : donc la colonisation de
l'Espagne par les musulmans jusqu'au XV ème siècle est un crime
contre l'humanité , un long crime contre l'humanité puisqu'il a duré
pendant près de 700 ans...
La colonisation par les musulmans ottomans de la Grèce , Bulgarie
Roumanie , Yougoslavie , entre autres , jusqu'après 1600 , est donc
aussi un crime contre l'humanité .
La colonisation par les celtes de la "Gaule" vers -600 de notre ère ,
puis de la Gaule par les Romains , puis par les Francs à partir de la
bataille des Champs cataloniques , etc ...etc ... autant de crimes
contre l'humanité ...
Les Messieurs Jourdain de la politique qui découvrent que l'Histoire
est un recueil de crimes contre l'humanité , nous font la grâce de nous
en informer et d'étaler sous nos yeux la profondeur de leur incapacité
à faire autre chose qu'à bien réciter leurs leçons ...
Autre exemple de pensée à la profondeur universelle de quelques
Zélites :
"on peut dire que Socrate et Einstein ne sont que les derniers artisans
d'une longue oeuvre collective qui les a précédée , que tôt où tard
d'autres Socrate ou Einstein auraient porté sur les fonds baptismaux
les mêmes oeuvres .... "
sauf que ... ce même raisonnement à la portée horoscopique conduit à
dire que les hommes et toutes les formes de vie étaient en germe dans
les premières bactéries , et que tôt ou tard notre monde contemporain
aurait fini par émerger , à quelques centaines de millions d'années près.
Mais absolument rien dans l'évolution de la vie ne garantit que si on
devait "rejeter les dés" , on aboutirait aux mêmes animaux et aux
mêmes formes de vie .....Une si grande part de hasards à conduit à
l'écosystème global que la Terre connaît en ce moment qu'absolument
rien ne peut garantir que la même chaine de hasards se reproduirait
telle quelle ....
Cet écosystème actuel est unique , et Socrate et Einstein sont aussi
sans doute uniques , leurs apparitions et leurs capacités d'invention est
un phénomène qui n'est pas réductible uniquement à l'ambiance générale
dans laquelle ils ont vécu ...
Bergson lui-même donne un exemple de cette utilisation abusive de
la projection dans le passé de nos impressions du moment :
"Pour prendre un exemple simple, rien ne nous empêche aujourd'hui de
rattacher le romantisme du dix-neuvième siècle à ce qu'il y avait déjà de
romantique chez les classiques. Mais l'aspect romantique du classicisme
ne s'est dégagé que par l'effet rétroactif du romantisme une fois apparu.
S'il n'y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor
Hugo, non seulement on n'aurait jamais aperçu, mais encore il n'y aurait
réellement pas eu de romantisme chez les classiques d'autrefois, car ce
romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur
œuvre, d'un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière,
n'existait pas plus dans la littérature classique avant l'apparition du
romantisme que n'existe, dans le nuage qui passe, le dessin amusant qu'un
artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie.
Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le dessin
de l'artiste sur ce nuage. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration
dans le passé, et une explication de lui- même par ses antécédents. "
Projeter sur le passé d' ineffables pensées contemporaines , fait
partie des brillantes modes des Zélites , des Zexperts et des Zesprits
d'un jour , avant que d'en changer le lendemain , mais n'exonère pas
ces "penseurs" de s'occuper du présent , avec les "insuccès" que l' on
connaît .
Projeter sur le passé ces inénarrables pensées profondes dans le
confort relatif du présent où l'on ne risque pas d'être contredit
par ces aieux , réciter des contines bien apprises et des dogmes
à la mode , additionner les points de Godwin des crimes contre
l'humanité , c'est aussi se donner des brevets de bonne conscience
à bon marché et de détourner les attentions des vrais problèmes du
moment ..... Les "in'coyables" petits marquis du XIX éme
siècle survivent à tous les régimes ...
(rappelons qu'à toutes les époques la vraie histoire balaye avec
négligence 99 % des modes du moment ! ) .
Nous ne connaissons de la réalité que ce que nous en voyons , à travers
le prisme de nos habitudes , de nos capacités mentales , etc ... et nous
projetons ces idées sur le monde extérieur ...
Ce type de projection est sans doute inévitable , nous n'avons que cela
comme outil de connaissance de notre environnement ...On part
d'observations parfois très difficiles à établir , et on interprète ces
observations pour en faire des modèles et des théories .
Gardons nous simplement de croire que ces modèles que nous projetons
sur le passé (et sur l'avenir) sont la pure réalité , et non une approche
certainement imprécise et faillible de cette réalité .
En particulier , ce n'est pas parce que le passé est passé que notre
"regard rétrospectif" est dénué de toute incertitude sur celui-ci, nous dit
Bergson .
Et comme le souligne Michel Serres : "j'ai une horreur quasi physique de
la libido d'appartenance .... elle soutient toutes les ambitions et cuisine
la morale la plus répandue ...cela m'a toujours paru requérir d'exclure et
de tuer ceux qui n'appartiennent pas à la secte" (Eclaircissements , p 35)