Parmi les auteurs contemporains , Bergson et Krishnamurti ont été , chacun
dans leurs registres , deux de penseurs marquants qui ont attirés l'attention
sur les limitations qu'impose le fonctionnement mental de l'esprit sur la
compréhension du monde .
Ce thème de la libération de l'esprit de son conditionnement mental , déjà
été abordé dans l'article du 8 Décembre dernier , est repris ici à partir des
propositions de Bergson , dont voici en préambule quelques exemples :
"Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent,
à lire des étiquettes collées sur elles." (Le Rire , 1900)
"L'intelligence est caractérisée par ne incompréhension naturelle de la vie"
"L'intelligence ne représente clairement que du discontinu"
(L'évolution créatrice , 1907)
"On comprend que des concepts fixes puissent être extraits par notre pensée
de la réalité mobile ; mais il n'y a aucun moyen de reconstituer, avec la
fixité des concepts, la mobilité du réel." (La pensée et le mouvant , 1934)
C'est ce conditionnement mental qui amène à partager le monde en catégories ,
à poser des étiquettes , à établir des frontières , des coupures , des
discontinuités , et qui conduit souvent à des noeuds de complexités , à des
difficultés insolubles , amenant souvent à des conceptions "hors sol" .
Nous tressons à partir de multiples fractionnements en concepts , des
"noeuds gordiens" inextricables , des réseaux de filets qui finissent par nous
enserrer et nous emprisonner . ou encore des labyrinthes qui nous séparent du
monde à notre porte et que nous ne voyons plus derrière les arcanes de nos
représentations .
Nous construisons ces représentations et en faisons des "modélisations" de
ce monde , mais est ce que ces modélisations correspondent au monde , est
ce que ces écrans nous permettent de le reconstituer ?
Sur l'ensemble de sa carrière , du "Rire"( 1900 ) , à "La pensée et le mouvant"
(1934) , la réponse de Bergson est non :
"il n'y a aucun moyen de reconstituer , avec la fixité des concepts , la
mobilité du réel " (cf ci-dessus)
Nous ne reconstituons à partir de nos réseaux d'analyses , que d'impossibles
synthèses qui déforment et habillent la réalité de costumes gauches et
maladroits , nous façonnons des noeuds gordiens qu'aucun Alexandre n'est
en mesure de délier ,nous ne voyons à travers des verres déformants qu'une
réalité "de synthèse" factice conduisant à du "hors sol" .
Au constat de Bergson , Krishnamurti répond par :
"La plus haute forme d'intelligence est la capacité d'observer sans juger "
c'est à dire sans étiqueter , sans projeter d' opinions préétablies , de récitations
de dogmes , de conventions coutumières : pas de projections , pas
d'anthropomorphisation à nos images pour mieux réduire le fait observé à
nos propres dimensions , pas de théories de convenances .
"L’intelligence n’est pas l’aptitude au maniement habile d’arguments, de
concepts, d’opinions contradictoires - comme si les opinions pouvaient
donner accès à la découverte de la vérité, ce qui est impossible - mais
elle consiste à se rendre compte que la mise en actes de la pensée, en dépit
de toutes ses capacités, de ses subtilités, et de l’activité prodigieuse
qu’elle ne cesse de déployer, n’est pas l’intelligence."
(Bergson , L'esprit et la pensée)
Soit encore : la vraie intelligence n'est pas ce que nous baptisons
"intelligence" , la vraie intelligence est au-delà de "l'intelligence" , elle
commence dans la capacité de percevoir cet au-delà .
Ou encore , à la façon de Lao Tseu :
"Ne pas savoir , c'est savoir , voilà l'erreur . Savoir , c'est ne pas savoir ,
voilà l'excellence "
ou de Socrate : "Tout ce que je sais , c'est que je ne sais pas"
et de Montaigne :
La reconnaissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus sûrs
témoignages de jugement que je trouve .(Essais II , 10 , p 36)
"Je ne peins pas l'être , je peins le passage" (III , 2 , 25)
"Que sais-je" (II , 12 , 169)
"Il est advenu aux gens véritablement savants ce qui advient aux épis de
blé : ils vont s'élevant et se haussant , la tête droite et fière , tant qu'ils sont
vides ; mais , quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité , ils
commencent à s'humilier et à baisser les cornes . ( II , 12 , 138)
Mais comment se départir de ces commodités d'opinions toutes faites ,
de ces habitudes à coller des étiquettes , de ce conformisme à ce que
Michel Serres appelle "la libido d'appartenance" , au nom de laquelle
nous nous soumettons aux moeurs , aux codifications de tel ou tel groupe
en abandonnant tout libre arbitre ?
Comment se libérer de ces enchaînements , de ces plis de fabrique , de
ces soumissions de Sisyphe à la loi de la pierre qu'il faut remonter sans
cesse et qui si tôt en haut de la montagne revient à toute vitesse vers le bas ?
Comment trancher le noeud gordien de nos inextricables propensions à
nous couler dans des moules et des schémas répétitifs qui nous
conditionnent inexorablement ?
La réponse est dans la simplicité : faire taire le moulin à juger qui tourne
sans arrêt dans nos têtes , ( à propos de ce dont on ne peut parler , il vaut
mieux se taire , dit Wittgenstein , commencer à s'humilier en baissant les
cornes dit Montaigne ) , etc ..., ou comme le dit Bergson :
"Homo faber, Homo sapiens, devant l'un et l'autre, qui tendent d'ailleurs
à se confondre ensemble, nous nous inclinons. Le seul qui nous soit
antipathique est l’Homo loquax,dont la pensée, quand il pense, n'est
qu'une réflexion sur sa parole ." (La pensée et le mouvant) .
Se sortir de la paraphrase , du discours sur le discours , de l'interprétation
des interprétations des interprétations , etc ... , de tout ce qui fait que nous
tournons sans cesse en rond sur nous-mêmes , de tout ce qui ramène le
prisonnier du labyrinthe à ses déambulations sans fin , de tout ce qui
ramène la roue du Samsara à son point de départ , etc ...
"L'homme devrait mettre autant d'ardeur à simplifier sa vie qu'il en met à
la compliquer ."
Bergson nous livre finalement un des thèmes centraux de sa philosophie :
" aux yeux d'une philosophie qui fait effort pour réabsorber l'intelligence
dans l'intuition, bien des difficultés s'évanouissent ou s'atténuent.
Mais une telle doctrine ne facilite pas seulement la spéculation. Elle nous
donne aussi plus de force pour agir et pour vivre. Car avec elle, nous ne
nous sentons plus isolés dans l'humanité, l'humanité ne nous semble pas
non plus isolée dans la nature qu'elle domine (L'évolution créatrice) ,
ce que rejoint Krishnamurti :
En partant de nos innombrables complexités , nous devons grandir vers la
simplicité . Nous devons devenir simples dans notre vie intérieure
(De l'éducation ) .
Il s'agit de retrouver le sens d'une vision "globale" , non parcellaire , non
fragmentée en "d'innombrables complexités" , de sortir de ce conditionnement
qui consiste à fabriquer des enchaînements de noeuds gordiens ; comme le
dit Bergson , il s'agit de "réabsorber l'intelligence dans l'intuition" .
Ne pas nier ces facultés mentales de l'être humain ,mais les recentrer hors de
toute forme d'intégrisme intellectuel , dans une capacité naturelle , intuitive ,
de percevoir d'abord le tout plutôt que de le scinder en d'innombrables
frontières souvent assez arbitraires , de les rapporter à des projections de
jugements sommaires ; il s'agit , par delà les grilles de lecture et des
"libidos d'appartenance" (Michel Serres) , de se "libérer du connu"
(Krishnamurti) , de retrouver une capacité de sensation globale , de
"réabsorber l'intelligence dans l'intuition" ....
phirey@free.fr