La racine indo européenne Spek ( inspecter , examiner)
La racine indo européenne de sceptique peut être symbolisée par la racine
spek .
Plus généralement , les termes de cette filière peuvent être symbolisés par les racines spek ou spik , spas, et vont du sanskrit spasan (guetteur , observateur) ou spasati (celui qui voit) , au grec scopeo (voir , examiner) , scepticos (attentif , pensif , réfléchi) , et au latin perspicax , inspicio (inspecter) , aspicio (considérer ,
regarder ) etc...
La racine grecque a donné comme descendance en français :
le suffixe -scope ( horoscope -littéralement : qui indique l'heure , le temps...) ,
stétoscope , microscope (qui examine ce qui est petit) , téléscope , gyroscope , périscope magnétoscope , radioscopie , coloscopie , endoscopie , .... , puis des mots comme :sceptique ( littéralement : qui examine , inspecte , observe) .
La racine latine a donné des mots latins souvent empruntés au grec , pour aboutir en français à des termes comme :
spectacle , spectateur , spécies , espèce , spécial , spécialiste , spécieux ,spécimen ( "ce qui est caractéristique de ") , perspicace , perspective , rétrospective , aspect ( "ce qui est vu") , inspecter , suspecter , suspicion , suspect ,circonspect , respect , respecter , répit , introspection ( "regard à l'intérieur" ) , prospecter , prospectus , exspectative , speculum (miroir) ,
spectre , spéculer , spécifier , ....
D'une branche germanique nous proviennent espion , espionnage , épier , en anglais spy , en allemand spahen (espionner) .
De façon plus cachée , nous viennent :
dépit , en anglais "in spite of" (en dépit de ) , dépiter ( latin despicio : regarder
de loin , mépriser ) , auspice ( latin au-spex : qui examine les oiseaux --pour prévoir l'avenir ) , épiscopat et épiscopal ( littéralement "surveillant ,
inspecteur" ) .
L'anglais "bishop" (évèque) nous vient de epi-scopeo (surveillant , cf épiscopat , par suite de l'élision du e" qui donne d'abord "piscope" , puis bishop ) ,
"Evèque" vient de l'ancien français ébisque puis évesque ( en espagnol : obispo ) , soit la même provenance que bishop en anglais , et Bishof en allemand (après des itinéraires un peu compliqués ) .
Obispo signifie en espagnol ce qui est relatif à un évèque .
Plus difficile est "écueil" : le catalan eskull , l'ancien provençal escueyll sont les
intermédiaires entre écueil et la latin scopulus (écueil) , le grec scopelos ( écueil
, hauteur , lieu pour guetter ) et l'italien sciglio .
Au niveau du sens , il y a aussi un long chemin qui mène à "épice" et "épicier" : ces mots viennent du latin species (espèce) , qui a évolué dans ce sens en "drogue d'apothicaire" , puis en épice et épicier .
Au niveau des faux amis , notons qu'il y a sceptique et septique :
le sceptique précédent , et le septique "d'antiseptique" , de "fosse septique" , de
septicémie , qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre pour ce qu'on sait : le deuxième vient du grec sepo (pourrir , corrompre) , sepsis (putréfaction) : un antiseptique est ce qui aide à lutter contre la "putréfaction" , l'infection , la septicémie est relative au "sang putréfié" .
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Le scepticisme , qui porte bien mal son nom .
A l'origine , le sceptique ( skeptikos : qui examine , observe , inspecte ,
réfléchit ) est donc une personne curieuse , qui ne se contente pas des apparences , du superficiel et qui cherche à approfondir les données de l'observation .
Dans la conception de Pyrhon , l'affranchissement des certitudes et contingences matérielles doit permettre d'atteindre un état "d'ataraxie" , où l'individu qui y accède découvre une quiétude et une tranquillité d'esprit absolues ( cf à la fin d'article l'aphorisme 16 de Lao Tseu) .
Il en découlent deux significations un peu contradictoires du "scepticisme"
(énantiosémiques en quelque sorte ) :
il y a le septicisme un peu désabusé , pessimiste , méfiant , et le scepticisme de la personne qui ne se satisfait pas des apparences , qui cherche à approfondir ses connaissances , qui est avant tout curieuse d'esprit :
c'est ce dernier qui est le vrai sceptique , qui a toujours l'esprit en éveil , qui ne
s'arrête pas à un dogme , une idée reçue , un préjugé .
Après , bien entendu , le scepticisme se décline suivant le tempérament de la personne qui le regarde : celui qui cherche le confort moral de l'ordre établi verra dans le sceptique un élément déstabilisant , quelqu'un qui doute par principe et démoraliseses interlocuteurs , etc...
Des personnes comme Socrate , Bouddha , Lao Tseu , Montaigne , Wittgenstein , Bertrand Russel et tant d'autres sont des sceptiques en ce sens qu'il s'agit d'abord dans la vie de "suspendre le jugement" , de ne pas se contenter de certitude "bon marché" :
Arrêter de juger obstinément ce qui se passe autour de nous,de critiquer sans arrêt tout ce qu'on voit , de distinguer sans arrêt le pour du contre ,le pour-contre du contre-pour , de pulvériser le champ d'observation sous une myriade de frontières , d'antagonismes , de pré-jugés etc...
Faire du doute un élément stimulant pour chercher à améliorer l'observation , ne pas la rétrécir sous une avalanche de frontières .
Pour Lao Tseu , deux idées directrices :
"Ne pas savoir et dire qu'on sait , voilà l'erreur ; savoir et estimer qu'on ne sait pas voilà l'excellence "
La deuxième idée directrice est que les contraires sont complémentaires .
On peut se référer en cela à Pascal : " Le contraire d'une vérité n'est pas une erreur , mais une vérité contraire "
ou à Niels Bohr :
"le contraire d'une vérité triviale est une erreur stupide ; le contraire d'une
vérité profonde est une autre vérité profonde "
Où en est Socrate à ce propos ?
A la première idée directrice , Socrate juxtapose :
"tout ce que je sais , c'est que je ne sais rien " , ce qui exprime bien le même propos que celui de Lao Tseu .
Pour la deuxième , Socrate ne s'avance pas aussi loin et se contente de démontrer sans discontinuer que toute opinion tranchée est fallacieuse , toute "vérité" dogmatique est artificielle .
C'est la maïotique de Socrate , qu'on pourrait aussi appeler : la métamorphose de la chrysalide . Il entoure son interlocuteur d'un tel réseau de fils et de contradictions que voilà cet interlocuteur frappé de paralysie de jugement , enfermé dans un cocon qui l'anesthésie momentanément , et dont il n'y a d'autre issue que la métamorphose de la chrysalide .
Socrate fait accoucher de leur esprit ses interlocuteurs , en les ouvrant à cette métamorphose d'où ils pourront sortir s'ils le veulent et s'exprimer
d'eux-mêmes .
Et Wittgenstein ?
La citation finale du Tractacus est :
"A propos de ce dont on ne peut parler , il vaut mieux garder le silence "
La proposition 6.54 quant-à elle , devient :
"Mes propositions sont clarificatrices en ce sens que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme des non sens , lorsque montant par elles , et à travers elles , il les a surmontées (il doit en quelque sorte jeter l'échelle après y être monté ) .
Il doit dépasser ces propositions et alors il verra le monde de manière plus
juste ."
Cela est ni plus ni moins la maïotique de Socrate : exercer l'interlocuteur à un
certain nombre d'exercices d'esprit pour l'aider à élargir ses horizons , puis les horizons élargis et la chrysalide métamorphosée , lui donner la possibilité de s'exprimer plus justement par lui-même . Mais pas de dogmes , de théories , de frontières barbelées à double tour :
"à propos de ce dont on ne peut parler , il vaut mieux garder le silence"
( cela suppose qu'il y a de l'indicible , mais que l'exprimer dans un langage rationnel est impossible , ce qui est bien la perception de Socrate quand il évoque une certaine forme de transcendance dans ses relations avec son "daïmon" , ou celle de Montaigne ).
Et Bouddha ?
Pour ce denier , il est nécessaire se libérer de l'aliénation des chaines de l'existence en agissant avec obstination et sincérité pour dissiper le voile des apparences :
tout n'est qu'apparence dans le monde de nos perceptions , ( je sais que je ne sais rien dit Socrate , ne pas savoir et croire que l'on sait , voilà l'erreur dit Lao Tseu , jetez l'échelle par laquelle vous êtes monté , dit Wittgenstein , que sais-je dit Montaigne ) .
Il convient d'aller au-delà de toutes nos certitudes matérielles pour trouver les chemins de la vraie liberté , de la libération de toutes nos astreintes , vers un "éveil" ( un accouchement de l'esprit et un contact direct avec une forme de transcendance , dirait Socrate) . Bouddha appelle cette transcendance de l'éveil : le nirvana .
Enfin , nous dit Marcel Conche :
" Montaigne a pris conscience de l'impossibilité de fonder , par la seule voie
que connaisse la philosophie ( celle de la justification par la raison ) , une
vérité quelconque au sujet de la nature de l'homme . Il n'y a pas de vérité
sur l'homme accessible à l'homme . Il n'est pas possible de dépasser ici le domaine de l'opinion "
( Montaigne ou la conscience heureuse p 42) .
Montaigne lui-même dit :
"La peste de l'homme , c'est l'opinion de savoir " ( Les essais , II , 12 , 123)
"Quelle vérité que ces montagnes bornent , qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ?" (II , 12 . 231)
"Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s'infrasquer à tant d'erreurs que l'humaine fantaisie a produites ? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion que de se mêler à ces divisions séditieuses et querelleuses ? (II , 12 , 142)
Pour Montaigne aussi , il s'agit donc de suspendre le jugement , de ne pas agiter perpétuellement la machine à juger , de stopper le disque rayé dans son sillon d'obstination .
Il s'agit d'être toujours attentif à ce qui se passe mais en étant toujours
conscient au plus haut niveau de sa conscience , d'être mobile et en discussion dans sa conscience tout en étant en discussion avec son environnement, d'être en définitive tout autant ouvert vers sa conscience que vers le monde extérieur .
L'aphorisme 16 de Lao Tseu est en quelque sorte le point central de ces philosophies , le dénominateur commun pourrait-on dire entre Socrate , Bouddha et Lao Tseu :
" Atteins la suprème vacuité et maintiens-toi en quiétude ,
Devant la foule fourmillante des êtres ne contemple que leur retour .
Les êtres divers du monde feront retour à leur racine .
Faire retour à la racine , c'est s'installer dans la quiétude ;
s'installer dans la quiétude , c'est retrouver l'équilibre ;
retrouver l'équilibre , c'est connaître le constant ;
connaître le constant , c'est l'illumination
Qui ne connaît le constant crée aveuglement et malheur .
Qui connaît le constant sera tolérant .
Qui est tolérant sera désintéressé , ouvert au monde et au ciel .
Qui est ouvert au ciel fera un avec le Tao (....)
Jusqu'à la fin de sa vie , rien ne saurait l'atteindre "
On en conviendra , cette forme de philosophie est bien mal nommé en parlant de scepticisme .
Avec la maïotique socratique , il faudrait mieux parler de métamorphose de la chrysalide .