Ce Kairos chez les grecs anciens représente un peu un point sur
la crête d'une montagne d'où l'on aperçoit le panorama ouvert .
Après les efforts et le tumulte de la montée , c'est ce point
d'équilibre où se manifeste l'immensité révélée .
C'est le point juste , essentiel , approprié , le geste décisif qui
concrétise l'opportunité du moment , voire un point qui peut être
critique, crucial et même dangereux :
sur la crête de la montagne , un mauvais pas peut engager des
conséquences très compliquées ...
En anglais , on a des mots approchant une partie du sens ,avec
"timing" et "timely" : ce qui est dans le rythme des évènements,
ce qui est en phase avec la réalité du moment , ce qui concrétise
son potentiel .
En français , l'idée de maturité , ou d'immanence , apportent aussi
des compléments de sens à ce concept : agir trop tôt , on est dans
le pré-maturé ; trop tard , et le "bon moment" est passé .
Tout est dans le sens de la mesure qui fait choisir le moment
opportun , à la dose appropriée , pour intervenir .
La conscience grecque a toujours eu ce sentiment que l'ordre de
monde est quelque chose de fragile , et qu'un "rien" peut suffire
à le déséquilibrer et entraîner des modifications profondes : trop
tôt ou trop tard , à une dose inappropriée , ce peut être une
avalanche soudaine aux effets dévastateurs . Pour ces grecs , la
frontière séparant une victoire d'une défaite est souvent
impalpable , mais les effets sont bien tangibles : à l'équilibre ,
qu'est ce qui fait pencher le plateau de la balance dans un sens
plutôt que dans un autre ?
Comme pour les romains où le Capitole n'est jamais très éloigné
de la roche tarpéienne , un rien suffit à faire basculer le sens
de l'histoire ou de l'historiette : drames ou honneurs ? Victoire
ou catastrophe pour César franchissant la frontière interdite du
Rubicon ? Qu'est ce qui à la bataille de Gaugamèles où vingt
à trente mille grecs font face à des centaines de milliers de perses,
dans une bataille cent fois perdue , décide de la victoire
d'Alexandre ?
Et aussi , que faut-il faire avec le noeud gordien auquel Alexandre
doit faire face , impossible à dénouer ? S'il le dénoue , l'oracle lui
assure qu'il conquerra l'Asie centrale , mais il est impossible à
dénouer ...
Alors , Alexandre le tranche avec son épée , il crée le geste
décisif qui l'amène dans un nouvel ordre des choses .
Il y a une certaine magie dans ce que nous appelons de nos jours
le "chaos déterministe" , où un élément qui nous semble
impondérable peut faire bifurquer définitivement une évolution ,
où on a pu modéliser des milliers de fois ces situations où des
phénomènes qui ne répondent pas au principe de proportionnalité
et de linéarité , se déclenchent et font basculer une situation dans
un autre ordre de réalité .
Mais pour ces grecs , le chaos déterministe qui sera mis en
évidence bien plus tard dans les équations mathématiques , ce
chaos n'existe pas , et ils lui substituent le terme de "Kairos" :
la touche impalpable , "ce je-ne -sais-quoi" et ""ce presque-rien"
dira Jankélévitch , qui est décisif .
« La lueur timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes
évasifs – c’est sous cette forme que choisissent de se faire
connaître les choses les plus importantes de la vie. Il n’est pas
facile de surprendre la lueur infiniment douteuse, ni d’en
comprendre le sens. Cette lueur est la lumière clignotante de
l’entrevision dans laquelle le méconnu soudainement se reconnaît.
Plus impalpable que le dernier soupir de Mélisande, la lueur
mystérieuse ressemble à un souffle léger... » (Jankélévitch)
A l'échelle de l'histoire des idées ou des sciences , il y aussi ces
moments "miraculeux" où se concrétise ce qui était en latence
depuis des décennies ou des siècles et qui soudain se réalise
dans la simplicité d'une éclosion : le moment opportun est
arrivé , les phénomènes qui étaient pressentis dans une grande
confusion soudain se perçoivent dans toute leur limpidité , une
maturité est arrivée , les idées dissoutes dans l'air du temps
viennent à précipiter dans une évidence spontanée .
C'est ainsi Héraclite , Bouddha et Lao Tseu , pratiquement
contemporains , et qui sans rapport les uns avec les autres aux
alentours du VIème siècle avant notre ère , concrétisent , à travers
les milliers de kilomètres qui les séparent , la traduction d'un
propos simple : la multitude des dieux et des héros qui parsèment
les panthéons divers ne sont qu'une apparence , il y a une essence
subtile qui anime le monde par delà la diversité des phénomènes
Cette essence est au-delà de nos capacités mentales à la formuler ,
on ne l'aborde qu'en lui ouvrant notre esprit et en s'en laissant
imprégner à travers les flots des écrans qui obstruent nos
perceptions et que nous devons laisser s'apaiser pour que cette
essence puisse se "dévoiler" .
Dans un domaine scientifique , c'est Claude Ptolémée , qui au-delà
des balbutiements de ses prédécesseurs , propose un premier
système unifié du mouvements des planètes et des étoiles vers les
années 150 de notre ère : ce système , qui nous semble aujourd'hui
être une usine à gaz , aura tout de même le privilège de conduire
les calculs des astronomes pendant près de 14 siècles jusqu'à la
Renaissance , avec une précision des prévisions assez remarquables
Par delà la complication de sa machinerie , répétons que la précision
des prévisions que son système permet de réaliser quant-aux
déplacements des astres est remarquable pour l'époque .
Dans la bouche de Zarathoustra et de Nietzsche , le "je ne sais
quoi" et le "presque rien" évoqués par Jankélévitch deviennent :
"il faut encore avoir en soi beaucoup de chaos pour pouvoir
mettre au monde une étoile qui danse" (ainsi parlait Zarathoustra)
C'est cette même idée du moment opportun , de l'arrivée à
maturité exprimés dans le Kairos , qui se réalisent on ne sait
comment mais qui se réalisent pour devenir une étoile qui danse
Intervenant en ce moment opportun , cette touche de "génie" (au
sens étymologique : de ce qui se crée ) remet en musique une
partition disparate pour faire apparaître la mélodie .
Réalisée à contre-temps , cette même touche rajoute du chaos
au chaos , de la confusion à la confusion , de l'incompréhensible
à l'incompréhensible .
Reprenons l'examen d'un modèle scientifique :
à la Renaissance , près de 1400 ans après sa création , le modèle
de Ptolémée prend l'eau de toutes parts : Galilée établit que le
soleil ne tourne plus autour de la Terre mais que c'est la Terre
qui tourne autour du soleil , Kepler établit que le même mouvement
de la Terre est une ellipse et que le cercle n'a plus sa position de
perfection prédominante , termes qui sont tous des constats ruinant
les bases du système de Ptolémée .
Mais ces éléments restent des constats qui se juxtaposent sans créer
de théorie unifiante qui puissent remplacer complètement le système
de Ptolémée .
On reste ainsi dans ce temps suspendu pendant près de deux
siècles encore , puis arrive un individu qui synthétise les
différentes données et met un ordre dans ce chaos : c'est Newton
avec sa formule "magique" déduite de la chute d'une pomme ,
écrite F = constante xMxM'/R^2 , et qui réussit à mettre tout le
monde d'accord . Mais lui objectera-t-on , comment cette force
F peut-elle se transmettre dans le vide , sans aucun support ?
Elle est belle et bonne et explique tout , si ce n'est qu'on n'a pas
d'explication sur la matérialité de cette formule elle-même ...
Newton y répondra par "hypotheses non fingo" , "je n'ai pas trouvé
d'hypothèses à cela" , mais cela marche , et unifie tous les termes
des connaissances chaotiques emmagasinés jusque là .
"Whatever works" , pourvu que ça marche ! , dira Woody Allen ...
Les notes disparates qui se superposaient dans un bruit
désordonné , soudain se retrouvent mises en musique et
expriment une nouvelle harmonie : le moment de maturité
était arrivé pour qu'un esprit puisse synthétiser un nouvel opéra
grâce à la baguette magique de sa formule .
Il faudra encore quelques deux siècles et demi de plus pour que
d'autres formules "magiques" , dont la célèbre E = mc^2 ,
puissent faire bifurquer la théorie dans un autre ordre de réalité ,
qu'elles réorganisent les éléments disparates subsistant dans la
théorie de Newton .
Donnons la conclusion à Descartes , dont le scepticisme modéré
n'a pas toujours été pris en compte à sa juste mesure :
"prenons par exemple un triangle , chose apparemment très simple et
que nous pouvons apparemment égaler très facilement ; nous sommes
néanmoins incapable de l'égaler .
En effet , à supposer même que nous en démontrions tous les attributs
que nous pouvons concevoir , il viendra peut-être dans mille ans un
mathématicien qui y découvrira davantage de propriétés, si bien que
nous ne sommes jamais certains d'avoir compris tout ce qu'il était
possible de comprendre en cette chose .
Et l'on peut faire la même remarque à propos de toutes les autres
choses " (Entretien avec Burman , texte 8 , Puf ) .........