Dans "Généalogie de la morale" , Nietzsche a présenté quelques éléments de nature étymologique pour étayer ses propos ; ainsi insiste-t'il sur le fait que presque tous les mots qui s'appliquent à l'homme du commun ont fini par évoluer en expressions signifiants "malheureux" , "à plaindre" " .
Il donne comme exemples :
"deilaios" , qui en grec ancien veut dire "infortuné" , et "deilos" qui veut dire "misérable"
"ponèros" veut dire à la fois " en mauvais état" , et "méchant , pervers"
"mochtèros" veut dire à la fois "infortuné" et "méchant , pervers"
"oizyros" est pour "qui se lamente" et "lamentable"
en allemand , "schlicht" veut dire "simple" et "schlecht" : mauvais
La conclusion s'impose : ce qui est simple et pauvre est mauvais .
On peut poursuivre la liste qui corrobore le fait que l' "homme du commun" , de "pauvre" est
souvent associé aux sens de "malheureux" , "misérable" , "méchant , mauvais" :
"kakos" ( en français : cacophonie) veut dire à la fois "de base origine" et "mauvais , laid ,
discordant"
"ptochos" veut dire pauvre , "ptosis" : chute ( notons au passage que "sunptosis" est ce qui "tombe" ensemble , donc ce qui arrive ensemble , c'est à dire littéralement une "co-incidence" : d'où en français .... le mot d'origine grec : symptome ; et ce qui n'arrive jamais ensemble est "asymptote" , le "a" est privatif en grec )
en latin , "vilis" ( commun , bon marché ) est aussi vil et bas ; en français on a sur le même thème "vilain"
en français , l'objet de "pitié" est devenu "pitoyable"
ce qui n'est pas "noble" , c'est à dire le commun des mortels , est "ignoble".
un simple "profane" peut faire des "profanations" ..... etc.....etc
Finalement , il vaut mieux être riche et en bonne santé que malheureux , pauvre , méchant et même diabolique ! Cela va même beaucoup plus loin que ça :
Quelqu'un de riche et en bonne santé n'est pas que cela , il fait partie de la hiérarchie , de
l'aristocratie :
"hiéros" en grec veut dire "sacré" : d'où hiéroglyphe ( "écriture sacrée" ) et ... hiérarchie : la
hiérarchie n'est donc pas qu'un simple ordre social , administratif , etc : c'est un ordre SACRE ; qui conteste la hiérarchie conteste aussi un ordre sacré et commet un SACRILEGE , ce qui est bien entendu gravissime ....
A un degré moindre d'autosatisfaction , il y a "aristocratia" , qui est le pouvoir ( "cratos") des
meilleurs ( "aristos") (Notons au passage que le nom Aristote et le prénom équivalent veulent aussi dire "le meilleur" ) . Là , on est redescendu d'un cran dans les qualificatifs : le pouvoir n'est plus de droit divin , il n'est que celui des meilleurs ...
Autre constatation de nature étymologique : l'argent ne fait pas le bonheur ..... mais y contribue : Ainsi par exemple :
le mot "estime" vient de "aes" ( airain , monnaie d'airain ) , ce qui signifie qu' à cette époque
"l'estime" était portée à ceux qui avaient la richesse , et que la véritable "estimation" d'une personne était son poids financier .
Il en va à peu près de même pour "valeur" : le mot provient du latin "valeo" ( être fort , capable ) ; qui est "validus" en latin est "fort" , et "valentia" est la vigueur , la vaillance ; en allemand , celui qui a de la valeur est celui qui gouverne ( "walten , qui a la même origine que valeur , veut dire : gouverner , régner ) . Ainsi avoir de la valeur signifie qu'on est "fort" .
En grec , celui qui était "heureux" était celui qui avait de la fortune et des richesses ( "olbos" a les deux sens ) ; de même actuellement en français , le mot "fortune" , qui initialement avait aussi bien le sens de bonne fortune que de mauvaise , a vite pris un sens qui correspond maintenant à "fortuné " ; .. etc...des exemples de ce type peuvent multipliés presque indéfiniment .......
Le problème est que ces remarques étymologiques sont valables pour toutes les époques et qu'elles ont le même retentissement de nos jours que par le passé , chez les grecs ,les romains et autres indo-européens plus anciens , que dans nos civilisations contemporaines ....... Il y a une certaine continuité de comportement au fil du temps .....
Mais ce qui est intéressant est de voir qu'il y a un au-delà du discours , et que cet au-delà des
discours est inscrit dans les mots utilisés : quelle que soit la teneur des théories , il y a le
"subconscient" des mots qui s'exprime comme un ADN , et qui nous dit : attention au mirage des théories , si le discours dit ceci , l'ADN et le subconscient disent cela .
Enfin , l'ADN des mots et le subconscient qu'il exprime , n'exprime pas non plus que cela :
Nietzsche paraît s'arrêter à cette première approche , ce qui peut sembler quelque peu réducteur .
Poursuivons au-delà de ces premières constatations la recherche dans l'étymologie des mots et des pensées sous-jacentes qui sont véhiculées :
Par exemple , la racine indo-européenne du verbe "être" ( qui se partage comme Heidegger l'a bien noté en trois ou quatre racines secondaires ) est pour la première le radical "es" :
c'est "esse" en latin , qui se prolonge avec toute une gamme de suffixes et éventuellement
effacement du "e" , dans des termes comme : je "suis" , tu "es" , il , elle "est" , her "ist" en allemand , she "is" en anglais etc..
Dans cette série de dérivation , nous trouvons aussi le latin "sons" ( qui veut dire : coupable ) ,
l'anglais "sin" ( péché ) et "sooth" (vérité , justice droiture ) , le latin essentia (essence) , le grec "esthlon" ( bon , profitable) et "eteos" (vrai ) , le sanskrit "sat" ( vrai, bon) et "satyas" (bien
être ) : c'est ainsi qu' on trouve un peu de tout , du "péché" originel au "bon" et au "bien être" , de l'"essence" au "vrai" , à la "justice et la droiture" ... soit une trés grande diversité de sens qui échappe au "manichéïsme" de l'étymologie de Nietzsche .
Dans la façon d'"être" ,On peut "être" aussi bien en son "essence" qu'on est "bon" ou "pécheur", qu'on est "vrai" , "droit" ou "coupable" : on n'est pas que "bon , puissant" d'un côté , et "pauvre , misérable et coupable" de l'autre .
Autre exemple avec les mots "morale" et "éthique" :
"moralis" en latin veut dire : relatif aux moeurs ; il dérive lui-même de "mos" ( moeurs , coutume ,
tradition , conduite , manière d'agir ..) , qui a donné en français aussi bien "morose" que "moeurs" , "morigéner" , etc ...( beaucoup de connotations possibles !) .
"ethicos" veut dire en grec "moral" , "ethos" veut dire "caractère habituel" , "etho" : avoir coutume de , être habituel , "ethnos" : personne familière , les siens , etc ...
L'éthique , la morale ( et le bien , le juste ) se rapportent donc à ce qui respecte la coutume et l'usage pour les grecs et les latins , du moins dans le sens originel des mots , ce qui somme toute n'est pas très différent de nos conceptions contemporaines : le "juste" est ce qui respecre la loi , qui à son tour codifie les usages "bons" ou "mauvais" pour la société ..
L'étymologie ne fait donc pas "complètement" apparaître la dualité que Nietzsche met en avant , elle donne des résultats beaucoup plus divers qu'il ne l'indique , et plonge finalement ses racines dans les façons de vivre des gens aux époques concernées , des usages et des ressentis : variés , mais aussi évolitifs , contrastés . La "généalogie de la morale" , sous le prisme de l'étymologie , est aussi et surtout de "l'ethnologie" avant d'être de "l'éthique" .
Nietzsche aurait du savoir qu'en faisant fonctionner la "trieuse" ( ne choisir que des exemples qui confirment ce qu'on veut montrer ) , on arrive à prouver tout ce que l'on veut ...