Dans un ouvrage sur Montaigne , Marcel Conche écrit :
" Montaigne a pris conscience de l'impossibilité de fonder , par la seule voie que
connaisse la philosophie ( celle de la justification par la raison ) , une vérité
quelconque au sujet de la nature de l'homme . Il n'y a pas de vérité sur
l'homme accessible à l'homme . Il n'est pas possible de dépasser ici le domaine
de l'opinion " ( "Montaigne ou la conscience heureuse" p 42) .
Cela rejoint l'aphorisme de Lao Tseu déjà cité dans l'article précédent :
"Ne pas savoir , c'est savoir , voilà l'erreur , savoir , c'est ne pas savoir ,
voilà l'excellence "
Montesquieu lui répond : " Le mieux est l'ennemi mortel du bien " , ( d'où le
proverbe : le mieux est l'ennemi du bien ) ou encore " Vérité dans un temps ,
erreur dans un autre ".
Quant-à Nietzsche , il déclare :
"Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereuses que le
mensonge "
Montaigne pourrait conclure en disant : quand on veut ériger une vérité relative ( une "opinion") en vérité absolue , on est près de la catastrophe : voir l'Inquisition , les guerres de religion que Montaigne a bien connues, et tout autre manifestation où pour le "bien" général des personnes on aboutit à des massacres dans les cas particuliers ...
Dans ce sens , on peut aussi entendre la maxime latine : " summum jus , summa injuria "
( attribuée à Cicéron , qui la reprend dans "le traité des devoirs " ) , et qu'on
peut traduire par : Comble de droit , comble d'injustice
ou encore le propos de Pascal : " qui veut faire l'ange fait la bête "
Dans le "purisme de l'orthodoxie " , il y a un vertige qui précipite la chute . et
l'obsession du "mieux" doit nous amener à nous interroger sur la manière
dont nous vivons "l'imperfection" , le "manque" ....
De la sorte , le mieux peut bien être considéré comme "l'ennemi mortel" du
bien .Pour saisir encore avec plus de signification ces opinions de
Montesquieu ou de Nietzsche , rappelons la phrase de Niels Bohr qui affirme
( à propos de la physique quantique , mais aussi avec une portée plus
générale - cf précédent article sur ce site ) :"Le contraire d'une vérité banale
est une erreur , le contraire d'une vérité profonde est une autre vérité
profonde "
Aller au-delà d'un certain degré dans le domaine d'une vérité profonde c'est
, comme dit Pascal , "faire la bête" , c'est vouloir ériger en Absolu ce qui n'est
que du domaine de l'opinion , c'est ne voir qu'un aspect de la situation , c'est
bousculer la "vérité profonde " contraire à la première en voulant l'imposer
comme seul point de vue . Qui veut faire l'ange ne fait peut-être pas
nécessairement la bête , il entre en tout cas dans un domaine où il n'y a pas
de demi-mesure , où il est tout entier dans sa "vérité" , c'est à dire au sens
premier du terme qu'il entre dans le domaine de l'intégrisme , le domaine des
oeillères. Ceci illustre encore ce qui était développé dans le précédent article ,
où à partir d'Héraclite et de Lao Tseu , nous pouvions constater qu'une "vérité"
n'est pas antinomique de contradictions mais qu'elle est plutôt un point
d'équilibre entre des principes et des forces "contraires" qui se complètent ou
s'opposent , que tout mouvement ou toute vie se fait à partir de potentiels
contraires .
Il peut sembler , en définitive , qu'"assumer ses contradictions "
est une position plus réaliste que de ne pas avoir de contradictions , et qu'en
cela c'est une position où se trouve un certain équilibre ( propre à chaque
personne ) entre des "vérités profondes et contraires " .
On peut conclure en revenant à Montesquieu :
"Le mieux est l'ennemi mortel du bien "
ou en rappelant les formulations de Socrate : Plus je sais , plus je sais que je
ne sais pas , ce qui revient aussi d'une certaine manière à celle de Lao Tseu
déjà citée ci-dessus .
Remarque : Le fait que dans l'esprit de ces auteurs des "vérités profondes"
puissent s'opposer , que le nier puisse être "mortel" et qu'il revient à chacun
de trouver le niveau d'équilibre où il place le curseur entre un grand nombre
de principes"opposés", ne signifie pas pour autant que tout est "relatif , que
toute position est justifiable , que tout se vaut et que "tout est pour le mieux
dans le meilleur des mondes possibles " .
IL y a des "vérités profondes" , les sciences et les technologies nous en
démontrent constamment l'existence , mais dans la nature , dans le monde
physique , c'est aussi constamment un jeu d'équilibre entre ces principes et
ces forces contraires , entre le "yin" et le "yang", entre la pesanteur et la force
centrifuge ( qui fait tourner les planètes ) , entre une source chaude et une
source froide ( pour faire tourner un moteur , fonctionner un frigo ) , entre la
réflexion et l'action , etc .. phirey@free.fr