Mison , interrogé de quoi il riait tout seul : " de ce que je ris tout seul " répondit-il (Montaigne , Les essais , III , 8 )
Qu'est-ce qu'une vérité ? Une multitude mouvante de métaphores , de métonymies , d'anthropomorphismes , bref , une somme de relations humaines qui ont été rehaussées , transposées et ornées par la poésie et la rhétorique et qui après un long usage paraissent établies , canoniques , contraignantes aux yeux du peuple ; les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles sont des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible ( Nietzsche , Vérité et mensonge au sens extramoral )
Niels Bohr : Le contraire d'une vérité profonde est une autre vérité profonde
Wittgenstein : Tout ce qui est vrai est du tenu-pour-vrai
Montaigne : Quelle vérité que ces montagnes bornent , qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ?
Voilà ce qui peut illustrer ce que j'ai appelé "principe de Peter des principes" dans l'article précédent ( tout principe finit par atteindre son niveau "d'incompétence" ) .
Quand on a avancé assez loin dans la voie d'un principe pour constater que son absolutisme conduit à son niveau d'absurdité ou d'intégrisme "dur" , que fait-on ? Quelles conséquences peut-on en tirer ?
On peut alors s'intéresser aux chemins proposés par les uns pour continuer la promenade dans ce no man's land de principes .
Si toute vérité est du tenu-pour-vrai , comme le dit W , quelles conséquences pratiques pour ces auteurs ?
1- D'abord pour Wittgenstein , on en arrive au domaine de l'indicible , qui reste donc d'un abord strictement personnel : " à propos de ce dont on ne peut parler , il vaut mieux garder le silence " , dit-il ; et de préciser quelques lignes avant dans le "Tractatus" : si vous avez déjà appris à marcher en suivant mes remarques , estimez-vous déjà heureux , et continuez donc la promenade tout seul hors des sentiers battus maintenant que vous en avez la possibilité .
Dont acte . Fermez le ban . Mais comme la "Diagonale du fou" vient de se terminer à la Réunion , on peut aissi songer à se reposer un peu après 166 km d'efforts ou plus de cent pages du Tractatus .
2 – Montaigne , Lao Tseu , Socrate , voire Héraclite , sont ensuite sur des options assez semblables : Montaigne peut être leur "porte-parole" quand il dit :
( Le sage / le saint / le chercheur ) " est une carte blanche préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il lui plaira y graver" ( II , 12 , 145 )
Bien sûr , la terminologie n'est pas la même : Socrate a son daïmone , son "ange gardien" , son "génie", cet esprit qui lui parle , le conseille , qui communique avec lui dans une sorte d'illumination mystérieuse , voire mystique ;
Lao Tseu évoque le Tao , source et Voie originelle de toute chose agissant par l'intermédiaire du yin et du yang pour instaurer en permanence de nouveaux équilibres ; pour Héraclite , c'est le Feu qui est fondateur de toutes choses ( on pourrait traduire par énergie consciente ) , lorsqu'il est dans une phase "descendante" , créative : et , dit-il "le chemin du bas ( de la création ) et le chemin du haut ( du retour au Feu ) , sont un seul et même chemin " ( une seule et même Voie dans le vocable de Lao Tseu ) .
Mais pour tous , il s'agit essentiellement d'effacer les écrans qui encombrent nos visions , et d'être au plus près de la source inspiratrice de toutes choses , de son élan , de son souffle .
On pourrait pour conclure brièvement cette très courte note , citer Conche , à propos de Montaigne
"Montaigne a pris conscience de l'impossibilité de fonder , par la seule voie que connaisse la philosophie ( celle de la justification par la raison ) une vérité quelconque au sujet de la nature de l'homme . Il n'y a pas de vérité sur l'homme accessible à l'homme . Il n'est pas possible de dépasser ici le domaine de l'opinion ( M ou la conscience heureuse , p 42 )
Et donc , méfiance vis à vis de la raison et de toute forme d'absolutisme et de sanctuarisation des principes
3 ) Une troisième voie fut ouverte par le génie mathématique de Gödell dans les années 1930 ; Gödell démontre dans ses fameux théorèmes que les vérités mathématiques ne sont pas toutes démontrables , ( seul un "petit" nombre le sont ) et que la cohérence logique d'un système ne peut pas être prouvée en restant dans le cadre du système lui-même .
Pour faire (très) court , disons qu'en mathématiques , comme dans tout autre domaine de réflexion , il y a d'abord un champ d'hypothèses , d'axiomes de base , qui assurent les fondations de l'édifice ;
il y a ensuite les règles de calcul , de logique , d'inférence ... qui permettent à partir des briques de base de construire l' édifice .
Ce procédé , à peu prés général à tous les domaines de réflexion , a des limites strictes ( ce que Gödell a démontré dans le champ mathématique ) , ce que j'ai appelé principie de Peter "ultime" ( tout principe , toute théorie , finit par atteindre son niveau d'incompétence ) : la raison , le "raisonnable " , a ses limites strictes ; découper le vivant en une multitude de sous-segments pour établir des frontières d'autant plus intangibles qu'elles sont artificielles et n'existent souvent que dans la tête de leurs concepteurs ........... est une tentative peut-être louable dans certains cas , mais pas assez général ... il faut tendre vers un domaine de conscience plus élargi , plus général , plus global
(De plus , ce qui est gênant tout de même , est que toute les "vérités" ainsi établies sont strictement dépendantes des axiomes choisis .....)
Comme pourrait le dire W , on a appris à marcher hors des sentiers battus , marchons .... en silence !
Ou comme le préconise Nietzsche , allons "au-delà du bien et du mal" .... , vers un domaine de conscience échappant à la dichotomie simpliste des frontières .