10
2 = 1024 !!
Si on examine une situation dans laquelle il y a dix occurrences , avec pour
chacune d'elles deux choix possibles , on aboutit à un nombre de
solutions possibles de 1024 , c'est à dire un très grand nombre de cas , qui
paraissent très largement dépasser ce qu'un cerveau humain peut prendre en
considération et analyser pour prendre des décisions optimales .
Et pourtant , rencontrer de telles situations avec dix occurrences est dans
la vie courante quelque chose de très fréquent : vous allez faire des
courses avec dix types d'articles à acheter , et pour chacun deux choix
possibles , et vous voilà à la sortie avec un caddie qui peut contenir 1024
configurations possibles ! Et encore faut-il préciser que la situation a été
ici très simplifiée , en n'envisageant que deux choix pour chaque article ,
alors que dans la plupart des cas où peuvent se présenter des situations
avec dix occurrences , ce n'est pas deux choix qui se présentent , mais trois
ou cinq ou dix ..... c'est à dire à la sortie , des millions de configurations
possibles dans un contexte au départ très simple ....
Comment optimiser alors la décision à prendre ?
Il faut bien se résoudre à constater que cela excède les capacités d'une
analyse mentale , et que la plupart des décisions sont prises "au mieux" ,
"au feeling" , "à l'improvisation" , "à l'expérience"... et que cela n'est
sans doute pas plus mal .
Disposerait-on d'un ordinateur et d'un programme optimisant les situations ,
que cela ne ferait pas disparaître l'aléatoire de la décision :
L'ordinateur ne ferait que refléter les partis pris et les "biais" de
programmation dans le choix de la méthode pour sélectionner , parmi les
millions d'opportunités , les plus "utiles" :
La crise des "subprimes" de 2008 nous donne un bon exemple de ces biais ,
quand on croyait avoir tout prévu , ... sauf l'imprévisible .
Quelles que soient les situations , quelles que soient les méthodes et les
analyses revendiquées , il restera toujours un si grand nombre de cas issus
de configurations mêmes très élémentaires , qu'il sera pratiquement
impossible d'en déterminer raisonnablement une solution "optimale" .
Toute prétention à se revendiquer d'un recours à des "méthodes scientifiques"
pour cela , s'apparente plus à une forme de prosélytisme fanfaron qu' à une
observation objective de ce qui se passe dans le quotidien .En cela , les
pensées dogmatiques proférées par des "maîtres penseurs" apparaissent
souvent pour ce qu'elles sont , et "le vent de l'histoire" prend un certain
plaisir à les balayer négligemment .
Que nous disent Nietzsche , Montaigne , Socrate à ce propos ?
Pour Nietzsche , " un faiseur de systèmes est un philosophe qui a interdit
à son esprit de vivre , de pousser comme un arbre des rameaux puissants ,
de s'étendre insatiablement - et qui n'a de cesse qu'il n'en ait tiré
cette chose morte , cet objet de bois , cette bêtise bien équarrie : un
système "( Oeuvres posthumes , édition Kröner , XVI , 150).
Ou encore : "Les esprits dogmatiques comme Kant ou Platon sont ceux dont
je me sens le plus éloigné , ceux qui habitent dans des demeures bien
charpentées et , semble-t-il , solides de la connaissance .... Il faut
une tout autre vigueur et une tout autre mobilité pour se maintenir à
l'intérieur d'un système inachevé , aux perspectives libres et illimitées ,
au lieu d'un monde dogmatique "( Oeuvres posthumes , XIII , 131)
"J'ignore ce que peuvent être les problèmes purement intellectuels"
(Oeuvres posthumes ,XI ,II, 590) .
Enfin : "Nous ne sommes pas de ceux qui n'arrivent à former des pensées
qu'au contact des livres . Notre habitude est de penser en plein air ,
marchant , sautant , grimpant , dansant , de préférence dans les montagnes
solitaires ou proches de la mer , là où les chemins se font eux-mêmes
méditatifs ....Oh ! que nous sommes prompts à deviner la manière dont
quelqu' un en est venu à ses idées , assis devant l'encrier , le ventre
écrasé , la tête penchée sur le papier ..." ( Gai savoir , p 366 )
De façon analogue , Montaigne attire l'attention sur les limites de la
raison "raisonnante" et de l'accumulation de science sans conscience :
(II , 12 , 215) "J'appelle raison cette apparence du discours que chacun
forge en soi ; cette raison , de la condition de laquelle il peut y en
avoir cent contraires autour du même sujet , c'est un instrument de plomb
et de cire , allongeable ployable et accommodable à tout biais et à toute
mesure ."
(III , 13 , 3119) "Nous obscurcissons et ensevelissons l'intelligence ;
nous ne la découvrons plus qu'à la merci de tant de clôtures et barrières .
Les hommes méconnaissent la maladie naturelle de leur esprit : il ne fait
que fureter et quêter , et va sans cesse tournoyant , bâtissant et
s'empêtrant en sa besogne , .. et s'y étouffe . Il pense remarquer de loin
je ne sais quelle apparence de clarté et vérité imaginaire , mais ,
pendant qu'il y court , tant de difficultés lui traversent la voie ,
d'empêchements et de nouvelles quêtes , qu'elles l'égarent et l'enivrent ."
(II,10,42) "La licence du temps m'excusera-t'elle de cette sacrilège
audace , d'estimer aussi traînants les dialogues de Platon même et étouffant
par trop sa matière , et de plaindre le temps que met à ces longues
interlocutions , vaines et préparatoires , un homme qui avait tant de
meilleures choses à dire ? ......Je demande en général les livres qui usent
des sciences , non ceux qui les dressent ."
(III , 13 , 312) "Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à
interpréter les choses et plus de livres sur les livres que sur tout autre
sujet : nous ne faisons que nous entregloser ."
(III , 12 ,280) "Les livres m'ont servi non tant d'instruction que
d'exercitation ."
(I,25,171) "Je dirais volontiers que , comme les plantes s'étouffent de trop
d'humeur , et les lampes de trop d'huile ; aussi l'action de l'esprit par
trop d'étude et de matière , lequel , saisi et embarrassé d'une trop grande
diversité de choses , perd le moyen de se déméler ."
(I,25,174) "Nous savons dire " Cicéron a dit ainsi ; voilà les moeurs de
Platon ; ce sont les mots mêmes d'Aristote " Mais nous , que disons-nous
nous-même ? Que jugeons-nous ? Que faisons-nous ? Autant en dirait bien un
perroquet ."
(I,25,175) "Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire , et laissons
l'entendement et la conscience vide ."
(I,25,177) "Ils ont la souvenance assez pleine , mais le jugement
entièrement creux ."
Socrate avance dans des directions semblables , notamment dans le Ménon .
Il distingue deux types de connaissances : les connaissances procurées par
la science , venant de l'intelligence mentale , analytique , et qui en tant
que telles peuvent se communiquer , s'enseigner et s'apprendre , et
"l'opinion vraie" qui , à l'essence de la vertu , ne peut pas s'enseigner
mais s'acquiert par une certaine réflection d'un plan supérieur de
conscience dans la conscience de l'homme :
On dirait dans nos langages contemporains que le premier est un savant , un
expert , un technocrate , et que le deuxième ( celui qui est dépositaire d'une
opinion vraie ) a une certaine forme de génie , qu'il a le "bon sens"
naturel , de l'intuition , qu'il est un créatif , et que , comme le dit
Socrate , cette capacité à la créativité ne s'enseigne pas , mais se trouve
en soi . Voici quelques exemplaires de propos du "Ménon"
"lorsque je dis que l'opinion vraie est autre chose que la science, je ne
pense pas tout-à-fait que ce soit là une conjecture. Si je pouvais dire de
quelque chose que je la sais, et je l'oserais de bien peu de choses,
j'assurerais que celle-ci est du nombre de celles que je sais." (98b)
"Nous avons reconnu par conséquent que la vertu ne peut s'enseigner et
qu'elle n'est point la science."(98e)
"puisque la vertu ne peut pas s'enseigner, déjà elle n'est pas la science."
(99a)
"il s'ensuit que la vertu n'est point naturelle à l'homme, ni ne peut
s'apprendre; mais qu'elle arrive par une influence divine à ceux en qui elle
se rencontre, sans intelligence de leur part ." [100a]
"Par conséquent ce n'est point par une certaine sagesse (provenant de
science), ni étant sages eux-mêmes, que Thémistocle et les autres dont
Anytus parlait tout à l'heure ont gouverné les états : c'est pourquoi ils
n'ont pu rendre les autres ce qu'ils étaient eux-mêmes, parce qu'ils
n'étaient point tels par science."(99b)
Ces trois auteurs nous donnent donc des opinions assez semblables :
méfiance à l'égard des systèmes de pensées , nécessairement dogmatiques et
enfermant l'individu dans un cadre figé , " cet objet de bois , cette bêtise
bien équarrie" comme dit Nietzsche , "ces livres sur les livres où nous nous
entreglosons" , "ces interprétations sur les interprétations" , " sur ces
récitations de perroquets" , comme dit Montaigne .
J'aimerais qu'elle ait une tête bien faite plutôt que bien pleine , nous dit
Montaigne à propos de l'éducation d'une jeune personne ; la vertu ,
l'intuition , le sens de la vie , la capacité créatrice ne s'enseignent pas
nous dit Socrate ; notre habitude est de penser en plein air , il faut
une tout autre vigueur et une tout autre mobilité pour se maintenir à
l'intérieur d'un système inachevé , aux perspectives libres et illimitées
au lieu d'un monde dogmatique , nous dit Nietzsche .
De toute façon , pour départager les débatteurs éventuels , 2 et 4 à la
puissance 10 dépassent respectivement 1000 et 1000 000 , ce qui exclut
toute prétention ratiocinante à analyser une situation élémentaire à 10 étapes
allant de 2 à 4 embranchements chacune : un système fermé ayant cette
prétention de décliner par dichotomie , trichotomie , etc ... l'ensemble des cas
possibles pour en définir "une" solution optimale est voué à confondre
trichotomie et tricot ; cela n'exclut pas que les "experts" et "technocrates"
n'aient pas une certaine utilité pour diriger une politique donnée , mais montre
en même temps les limites de ces prétentions ...