Aussi paradoxal que cela puisse paraître , c'est dans le domaine des
sciences que l'on aborde la notion de "vérité" avec le plus de
réserve et de circonspection , alors que dans les domaines des
religions , de la politique , de l'économie , ... , les vérités affirmées
foisonnent aux détours de chaque phrase .
La culture mathématique bénéficie du halo de "science exacte"
et par là même , chacun se dit que s'il y a une vérité quelque part à
échelle humaine , c'est bien là qu'il faut la chercher ; la rigueur des
raisonnements poussée "au plus hauts points de l'esprit critique"
garantit dans l'opinion l'impartialité des résultats et leur véracité .
Cette "vulgate" est sans doute liée au fait que les découvertes
scientifiques de la première moitié du XXème siècle n'ont que peu
pénétrées dans la conscience collective .
Prenons par exemple les révolutions en logique mathématique que
des personnes comme Fredge , Russel et Gödel ont pu apporter , et
en particulier Gödel avec son théorème d'incomplétude ; énonçons
le dans ses grandes lignes en disant :
"Dans un système logique suffisamment cohérent , il existe des
propositions , établies à partir des éléments du système , qui sont
indécidables" , c'est à dire dont on ne peut ni démontrer leur
véracité , ni les réfuter .
Ces propositions indécidables ne sont ni vraies ni fausses ,
on ne peut tout simplement rien démontrer à leur propos dans le
cadre du système logique adopté .
Ainsi , dans le cadre d'un système logique suffisamment cohérent ,
il y a trois catégories de propositions : les propositions vraies et
démontrables , les propositions dont on peut établir la fausseté ,
et la troisième catégorie : les propositions indécidables , non pas
que leur indécidabilité soit fondée sur une incapacité temporaire
de notre part à préciser leur statut de vérité ou de fausseté , mais
parce qu'elles sont intrinsèquement indécidables , quel que soit le
niveau de virtuosité technique qui pourra être atteint dans le futur.
Dont acte : le manichéisme "basique" est battu en brèche , il y a
le vrai , le faux , et l'indécidable , et cet indécidable n'a même pas
le bon goût d'être "marginal" et négligeable , puisqu'on a pu établir
que plus la proposition formulée est longue à énoncer , plus sa
probabilité d'être indécidable tend vers 1 ( soit 100%) .
Nous voilà plongé dans une "certaine" incertitude , mais ce n'est
encore que le début .
Dans la démonstration de son théorème d'incomplétude , Gödel
exhibe explicitement un système logique et une proposition de ce
système logique qui est indécidable ; mais en plus , il démontre ,
en sortant du raisonnement induit par le système logique adopté,
que cette proposition est vraie , qu'elle est bien démontrable ,
(bien qu'il ait démontré son caractère "indémontrable" dans le
cadre du système logique ) , en utilisant un procédé dit
"méta-mathématique" ...
Ainsi , dans le cadre d'un système logique suffisamment cohérent,
une proposition du système peut avoir comme alternative d'être
vraie , fausse ou indécidable ,mais en plus , ce caractère "vrai" ou
"indécidable" est un caractère relatif qui ne se conserve pas toujours
quand on adopte un autre mode de raisonnement que celui induit par
le système logique ...
Le "vrai" et l'indécidable" ne sont donc pas intrinsèquement du "vrai"
et de "l'indécidable" , mais seulement des notions toute relatives ,
inhérentes au système logique adopté ....
Comme dirait Montaigne ..... :
" Quelle vérité que ces montagnes bornent , qui est mensonge au
monde qui se tient au-delà ? " (Les Essais , II , 12 , 231) ,
ou Pascal , qui a "plagié" sans vergogne Montaigne :
"vérité d'un côté des Pyrénées , erreur au-delà"
Relativisons cependant cette situation : il est actuellement assez rare
de pouvoir exhiber concrètement une proposition indécidable dans le
cadre "standard" de la logique mathématique ,encore plus de pouvoir
démontrer en sortant des raisonnements "standards" que cette
proposition "indémontrable" dans le cadre "standard" est démontrable
et vraie .. : mais les démonstrations de Gödel ouvrent concrètement
la porte à cette possibilité ., des cas de ce genre existent ...
Citons H.Zwirn (Les limites de la connaissance , p 85 , Odile Jacob) :
" Le théorème de Gödel établit clairement qu'il existe une différence
entre vérité et prouvabilité ...Tout système formel assez puissant pour
contenir l'arithmétique comprendra toujours des propositions vraies
mais non démontrables " .
Et Jean-Yves Girard ( Le théorème de Gödell , p 112 , Seuil ) :
" Ainsi , la proposition (exhibée par Gödel) qui , dans le système
PM (le système "standart" utilisé par Gödel , dit des Principae
Mathématicae défini par Russel) est indécidable , peut pourtant être
décidée par des considérations méta-mathématiques .
L'analyse précise de cette étrange situation conduit à des résultats
étonnants ..." .
Le changement de mode de raisonnement , en passant de la logique
interne déduite du système "standard" à une logique
"méta-mathématique", n'est pas cependant le seul changement qui
ouvre des perspectives étonnantes .
Un autre changement peut consister à modifier le système des
axiomes de base utilisés , en le complétant par un axiome
supplémentaire comme par exemple une proposition indécidable
Revenons sur ces propositions indécidables : on peut dire de façon
schématique que la grande majorité d'entre elles ont comme statut
d'être ni vraies ni fausses , ni démontrables ni réfutables , et d'être
totalement indépendantes des axiomes de base du système dans
lequel elles évoluent ; dans de rares cas où on dispose de procédés
métamathématiques ou autres qui permettent d'établir qu'elles
peuvent être vraies (ou fausses : si une proposition indécidable est
vraie , sa proposition contraire est également indécidable mais
fausse ) .
Si donc on complète un système d'axiomes par une proposition
indécidable PI , ou la proposition contraire (nonPI) , qui est
également indécidable , le nouveau système obtenu restera
cohérent puisque le nouvel axiome rajouté est totalement
indépendant des axiomes du système primitif : dans ce nouveau
système complété par exemple par (non PI) , alors la proposition
PI deviendra fausse . Et comme on est en droit intuitivement de
compléter un système par (nonPI) plutôt que par PI , on pourra
aussi bien considérer que PI , indémontrable et non réfutable dans
le système initial , est vraie ou fausse dans le nouveau système ,
suivant la façon de compléter le nouveau système : on disposera
alors de deux théories parfaitement cohérentes qui prolongent la
première théorie , l'une dans laquelle PI est vraie , l'autre dans
laquelle PI est fausse ....
Une proposition indécidable est dès lors comme une hypothèse
qui serait totalement indépendante des axiomes du système : une
telle hypothèse n'est intrinsèquement ni vraie ni fausse , et on
peut légitimement raisonner de façon parfaitement cohérente sur
un jeu d'hypothèses données .
Par exemple en géométrie , le cinquième axiome d'Euclide (par
un point d'un plan , on peut mener une parallèle unique à une droite
donnée ) étant un indécidable dans la théorie construite à partir des
4 premiers axiomes , on peut aussi bien définir des théories
parfaitement cohérentes en complétant les 4 premiers axiomes par
l'axiome P'5 (par un point d'un plan , on peut mener plusieurs
parallèles à une droite donnée ) , que par P''5 ( par un
point d'un plan , on ne peut définir aucune parallèle à une droite
donnée ) : les théories obtenues sont cohérentes ( géométrie de
Lobatchewski-Poincaré dans un cas , de Riemann dans l'autre) ,
le tout dépendant du choix des axiomes (des hypothèses) de base ,
à condition que ces axiomes ou hypothèses soient bien entendus
non contradictoires .
Ainsi , les théories mathématiques ou scientifiques , considérées
comme des raisonnements établis sur des jeux d'hypothèses ,
peuvent être considérées comme rigoureuses si leur structure
logique l'est , mais ne reflétant qu'une "vérité" fondée sur la
subjectivité et le caractère non contradictoire du jeu d'hypothèses
initial .
Dans le cadre de ces théories , une double vérification en est aussi
la condition expresse : vérifier que les raisonnements y sont
rigoureux , et s'être assuré du caractère non contradictoire du jeu
d'hypothèses choisi .
Après , les vérités abordées y sont soit subjectives soit indécidables ,
mais leurs pertinences ne doivent pas être appréciées à cette aune :
les "résultats" établis ont un intérêt en fonction de leur "efficacité":
s'exercer d'abord à des enchaînements de raisonnements précis ,
permettre ensuite qu'on les utilise pour établir des prévisions dans
tous les domaines que l'on jugera utile .
Avec en plus une exigence d'être "judicieux" dans le choix de
son système d'axiomes : ne pas démultiplier inconsidérément le
champ des hypothèses , où la pseudo complexité est souvent
synonyme d'obscurités sciemment entretenues !.. ou de négligences
qu'aucun Conseil d'Etat ne relèvera , mais qui n'en existeront pas
moins ! ..